vendredi 22 janvier 2016

Lettre du 22.01.1916

Document Delcampe
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 22 Janvier 1916

Ma chère petite femme,

Nous voilà enfin de retour à Taza, et bien que je sois encore rudement fatigué, je me remets de suite à t’écrire ces lignes pour que ma lettre te parvienne pour le 30 (1). Tous mes voeux pour l’année qui va commencer pour toi et toutes mes félicitations pour le jour qui t’a fait naître. Et il n’est certes pas téméraire d’ajouter que ce sera le dernier de tes anniversaires que nous vivrons séparés ! Sois sûre que je penserai demain en 8 (2) beaucoup à toi ou beaucoup plus encore que d’habitude ! Je t’adresserai demain un petit souvenir qui, s’il n’est pas bien utile, te fera, je l’espère, un peu de joie, en pensant qu’ici le choix est bien limité et que ce petit cadeau a été choisi avec amour.
Nous sommes donc bien rentrés hier soir, contraints par le mauvais temps, car sans cela nous serions encore restés dehors. Les premiers 10 jours nous avons été bien favorisés par le temps : des journées radieuses, où l’on marchait sans trop suer. Les nuits cependant étaient glaciales et on grelottait bien sous la petite guitoune, vu qu’on n’avait qu’un couvre-pied et la capote pour se couvrir. Au surplus, les hommes de garde couchaient dans la tranchée dehors et comme on était de garde chaque 3° nuit, ce n’était précisément pas un plaisir. Notre première étape était à l’ancien camp de Djebel Alfa (3), à environ 25 km d’ici. Le deuxième jour, nous sommes allés camper dans les montagnes situées dans le terrain des Beni Boujala (4), dont 3 ou 4 factions avaient attaqué des tribus voisines soumises. Une des tribus non soumises (les sympathiques Beni Kra Kra, sympathiques rien que par leur nom) nous avait du reste attaqués en Août dernier, lorsque nous étions rentrés de notre colonne. La mentalité des bicots est tout à fait spéciale : voyant que nous étions en face et avec une bonne artillerie, ils avaient évacué les premiers villages de leur territoire et opposaient très peu de résistance. Mais il a fallu que nous bombardions pendant 3 jours leurs mechtas pour qu’ils viennent demander les conditions de la soumission. On les leur indique en se basant sur les frais de la colonne et notamment sur le coût des obus et cartouches usés (5). Ils se grattent le bouc et s’en vont : l’histoire leur paraît trop chère et il faut recommencer le lendemain pour qu’ils se soumettent, définitivement j’espère, car ils ont eu plusieurs centaines de cagnas (6) de détruites. Nous sommes ensuite allés dans les hautes montagnes du côté de Bab Morouche (7), un nouveau poste, monté par nous l’été dernier, à près de 1200/1300m d’altitude. De là nous avons également fait des sorties. 
Il y a dans le voisinage de très jolis paysages abrités dans les vallées. Des mechtas (8) très propres avec autour des forêts d’oliviers et de chênes de liège. Dans les jardins on voit des amandiers fleuris ; les cagnas sont propres et assez grands. Leurs propriétaires, une tribu soumise depuis l’été dernier, les Brannes (9) - entourés d’un tas d’enfants, se tiennent sur le seuil, la pipe au bec, et nous saluent. Ils viennent du reste au camp nous vendre du thé, de la kesra (10) (pain d’orge des bicots), du café, des oranges etc. Le 19 en rentrant d’une reconnaissance nous avons été surpris par la pluie et la nuit il a commencé à neiger à gros flocons. Le lendemain matin tout était couvert de neige et nous avons passé quelques mauvais moments dans nos tentes. Je me trouvais alors avec ma section sur une colline à 500 m environ au-dessus du camp et le vent et la neige mélangés de pluie étaient tels qu’on ne pouvait même pas faire du feu pour faire la soupe. Nous n’avions alors qu’un quart de café comme aliment chaud, mais le soir on nous distribuait un peu d’eau de vie pour nous réchauffer et le lendemain matin nous en avions également dans le café ce qui fait beaucoup de bien. Enfin, nous sommes rentrés hier soir, faisant d’un seul trait 40 km dans une boue qui rendait la marche très pénible. Il est juste de dire qu’on avait allégé notre sac ; les couvre-pied, toiles de tente et viande en conserve étaient transportés sur les mulets. Heureusement que la pluie a fait trêve hier pour ne recommencer qu’aujourd’hui ! Et avec quelle joie avons-nous retrouvé notre lit avec les couvertures chaudes ! En somme, s’il y a, à ces colonnes, des moments pénibles, des moments où l’on ne se tient debout qu’à force d’énergie, il y a aussi des minutes agréables. Nous espérons néanmoins tous que celle-ci était la dernière colonne cet hiver. J’ai ramassé dans une des maisons détruites des feuillets écrits en arabe sur une espèce de parchemin, très proprement, presque comme les vieilles bibles (11) écrites autrefois par les moines et dont il y a quelques précieux spécimens dans la bibliothèque de Wolfenbüttel (12). Inclus une de ces feuilles ; les autres suivront dans le petit colis et je te prie de les conserver.
Ton pessimisme ne s’est donc point confirmé et je souris en relisant ta lettre du 4 et les deux suivantes qui contredisent point par point tes noires prévisions. Mr. Penhoat d’abord m’a bien adressé le mandat de 100 Frs et son récit des 1000 Frs perdus n’était point un prétexte pour se dérober. Le colis de ton amie, expédié le 15 de Stockholm, ne pouvait point arriver avant les premiers jours de Janvier et tu vois bien qu’il est arrivé intact. Enfin, l’histoire des Plantain me paraît bien invraisemblable. Lui dans tous les cas continue à m’écrire plus régulièrement que je ne lui réponds ; j’ai reçu 2 fois de ses nouvelles depuis le 1° de l’an. Vu sa façon cordiale d’écrire, il m’est difficile de croire qu’il a évité à dessein de te voir ; pourquoi alors sa femme continuerait-elle à te fréquenter (13)
Je reviendrai par un prochain sur les autres points de tes lettres, ayant hâte d’expédier la présente pour qu’elle arrive à temps.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

                                                 Paul


Un bonjour pour Hélène. Son neveu m’a adressé une carte de nouvel an à laquelle je répondrai demain. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "pour le 30" : jour anniversaire de Marthe et, selon la tradition, avant-dernier jour pour présenter les vœux de bonne année.
2) - "demain en 8" : ce sera le 30 janvier, Marthe aura 36 ans... (Paul en aura 34 le 3 avril).
3) - "Djebel Alfa" : officiellement "Djebel el Alfa", nouveau blockhaus à la construction duquel Paul a participé en mai 1915 (voir sa lettre du 21/5/15) après une attaque des Branes.
4) - "Beni Boujala" : en fait "Beni Bou Yala", l'une des tribus rebelles du versant sud du Rif, au nord-ouest de Taza. Elle est alliée à celle des Beni Krakra habituellement située au nord-est de Taza.
5) - "des obus et cartouches usés" : dans cette guerre coloniale qu'on dirait aujourd'hui asymétrique, les villages - évacués par leurs habitants rebelles - sont pris en otage et bombardés jusqu'à ce que les tribus demandent le cessez-le-feu et paient à l'armée française le coût des munitions utilisées pour les "pacifier".
6) - "des cagnas" : mot d'argot des troupes coloniales d'Indochine, généralisé à l'ensemble des troupes françaises pendant la Grande Guerre, désignant les abris militaires creusés dans le sol, ici employé par Paul pour désigner les cahutes très rustiques (en arabe "gourbi") des villages et hameaux des Marocains.
7) -"Bab Morouche" : précédemment nommé phonétiquement "Bab Marouche" par Paul, officiellement "Bab Moroudj".
8) - "des mechtas" : mot arabe désignant les villages et hameaux.
9) - "les Brannès" : officiellement "Branes".
10) - "la kesra" : pain de semoule à l'huile, dit aussi en arabe "aghroum" et en français "galette algérienne" ou "pain kabyle", voire "pain égyptien". Paul en a déjà parlé le 6/8/15.
11) - "vieilles bibles" : il s'agit sans doute d'un Coran ancien, manuscrit, que Paul sauve de la destruction car il en saisit le caractère précieux. 
12) - "Wolfenbüttel" : allusion à la "Samson Schule" de Wolfenbüttel, école secondaire et supérieure libre originellement juive fondée en 1786, où Paul fit ses études.
13) - Marthe se fait une spécialité de ces négligences ou insultes imaginaire, dont elle accuse régulièrement toutes ses connaissances. 

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