dimanche 22 mai 2016

Lettre du 23.05.1916

Abri à moutons (https://paratge.files.wordpress.com/2013/06/bounoual.jpg)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23 Mai 1916

Chérie,

J’ai ta lettre du 14 Mai et te confirme ma carte d’hier.
Nous voilà à la veille de la colonne si souvent annoncée : mon sac, trop lourd hélas, est à côté de moi et demain matin à 4 hs je vais le mettre au dos. Pour combien de temps ? Personne ne le sait, comme tout le monde ignore aussi la destination. Il paraît qu’on va commencer aux Beni Bouyala, fraction des sympathiques Beni Kra Kra (1), les mêmes que nous avons visités à fin janvier dernier. Ces Messieurs sont, dit-on, en retard avec leur paiement (2)... Enfin, comme j’emporte une bonne provision de cartes postales, munies de leur adresse, je t’écrirai aussi souvent que j’en aurai l’occasion. Mais ne te fais pas de mauvais sang si ma correspondance est irrégulière, car il y aura forcément des périodes où l’on ne pourra pas expédier le courrier. Le premier bataillon de notre régiment est monté hier ainsi que d’autres troupes. Il fait malheureusement une chaleur accablante et j’espère seulement que la matinée.
Si d’une part il y a sans doute une série de journées pénibles en vue, une colonne fera quand même passer le temps un peu plus vite et c’est un avantage assez appréciable. Car cet entourage, cet éloignement si prolongé de toi me pèsent aussi lourd que sur toi. On parle certes beaucoup de paix depuis quelque temps, mais les évènements militaires ne se précipitent point. Ce sont les Autrichiens qui attaquent maintenant les Italiens (3)... L’histoire de la paix que tu me racontes d’après l’Humanité me paraît peu vraisemblable. Il se confirme d’autre part que des délégués socialistes de plusieurs des pays belligérants se sont rencontrés en Suisse (4). Mais ce socialisme a tellement manqué à ses promesses que j’y attache peu d’importance, du moins pour le moment.
Ne renvoie pas Hélène, sous aucun prétexte, car je ne veux pas que tu soies complètement seule avec les enfants. Tu ne pourrais pas non plus faire tout le travail et, enfin, tu n’aurais personne autour de toi pour causer. Car ces moments où le coeur est plein sont trop nombreux et si H. (5) est plutôt une âme simple, elle est du moins sincère et dévouée. L’attitude de Mme Plantain est par contre fort incohérente, et je ne me l’explique pas du tout. Car Mme P. n’est pas une nature compliquée : elle s’est déjà éclipsée plusieurs fois pour faire ensuite une réapparition comme si de rien n’était.
Savario, l’homme de Caudéran, est toujours à l’hôpital (6) quelque part à l’arrière. N’ayant pas eu de permission - je le suppose du moins - il se repose un peu des fatigues de la vie au Maroc. Car le travail n’arrête pas ici et on le presse même à tel point qu’on se demande pourquoi ! Il y a au moins une trentaine de notre Compagnie qui sont à l’hôpital, sans compter une douzaine soignés à la Compagnie. La sieste commencera, je crois, le 1° Juin, mais Dieu sait si nous en profiterons beaucoup cette année. Certes, nous prenons de la quinine 4 fois par semaine, mais je crois qu’un peu plus de repos et une nourriture en rapport avec les fatigues qu’on endure seraient plus efficaces que la drogue.
Que notre petite Alice marche maintenant si bien doit être particulièrement agréable pour Hélène, car la petite doit être lourde à présent. Etait-ce à cause de ton rhume que tu as dû garder le lit ? A propos, à combien se montait donc la note de Melle Campana (7) cette année et quelle était celle du Dr Réjou (8)?
Je te remets encore ci-joint une lettre et un décompte de L. datés de Janvier 1915 en te priant de les conserver. Tu verras du reste que les résultats ne sont point brillants.
Ne t’impatiente donc pas, Chérie ; espérons que cette colonne se finira bien et rapidement.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul


Un bonjour à Hélène.



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Beni Kra Kra" : officiellement Beni Krakra, tribu en cours de pacification, à une trentaine de km. au nord-est de Taza, sur le versant sud du Rif. Le territoire des Beni Bou Yala se situe à cette époque sur le même versant mais au nord-ouest de Taza.
2) - "paiement" : il s'agit de l'impôt, à verser au gouvernement (le Makhzen) du Sultan du Maroc sous protectorat français. C'était en fait un tribut colonial servant à financer en partie l'administration autochtone et les troupes françaises chargées de la "pacification".
3) - "les Italiens" : après l'échec de la 5ème offensive italienne sur l'Isonzo en mars 1916, c'est maintenant une offensive autrichienne victorieuse sur le Trentin, dite bataille d'Asiago, déclenchée le 15 mai 1916, qui atteste des faiblesses de l'armée italienne. Cependant l'Autriche reculera dès le 10 juin suivant.
4) - "en Suisse" : allusion aux "conférences de Zimmerwald" qui ont rassemblé les socialistes européens (pacifistes) en septembre 1915 et avril 1916. La "Seconde conférence de Zimmerwald", aussi dite "Conférence de Kienthal", donna lieu à la publication d'un manifeste pacifiste inspiré par Lénine (et écrit par Pierre Brizon, député français) le 1er mai 1916 appelant à la paix et à la révolution. 
5) - "H." : Hélène Siret, employée de maison.
6) - "à l'hôpital" : Paul, rassurant, ne mentionne aucun blessé de guerre...
7) - "Mlle Campana" : infirmière ou garde malade déjà mentionnée par Paul dans sa lettre du 13 septembre 1915. 
8) - "Docteur Réjou" : médecin de famille, mentionné par Paul en mars et avril 1915.

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