jeudi 25 août 2016

Lettre des 24/26.08.1916

Tenue d'assaut, 1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

Taza, le 24 Août 1916

Ma chérie, 

Voici donc enfin ta lettre du 2 courant arrivée via Casablanca (1), juste 24 hs avant celle du 13 : le cachet de la Poste indique comme date d’arrivée à Casablanca le 15 Août !
Je constate donc que tu as adopté, après ton voyage à Nantes, le point de vue de Mr. Penhoat, sans toutefois le connaître à ce moment-là, savoir qu’à ton avis toute reprise de l’affaire serait impossible après la guerre, du moins en commun comme par le passé ! Dans ce cas, il y aurait à choisir entre 2 chemins : Ou bien brusquer les choses pour obtenir $ (2), ou amener la dissolution pure et simple, chacun restant libre de faire comme bon lui semble - ou laisser l’initiative d’une séparation à L. pour tâcher de tirer le plus de bénéfice possible d’une renonciation à mes droits, dans quel cas je ne pourrais pas faire la concurrence à L. Tu te rappelles peut-être que notre contrat prévoit, en cas de décès d’un des associés, que celui ou ceux des survivants qui continuent l’affaire payera aux ayants-droit en-dehors du capital du décédé une indemnité pour la quote-part de ce dernier à la valeur de la clientèle calculée sur une échelle assez libérale. Reste cependant à savoir s’il en reste beaucoup, de clients, après 2 1/2 de guerre ou davantage !
Le problème “Quoi faire” (3) après la guerre est sans doute le plus important pour nous, mais je ne tiens pas beaucoup à le discuter par lettre (4), d’autant plus que la fin de la guerre et les conditions de paix joueront un grand rôle dans nos résolutions, pourvu toujours que je m’en tire sain et sauf de cette campagne comme je l’espère. Enfin, nous aurons le temps d’en parler verbalement et j’espère que le moment de le faire ne sera pas trop éloigné ! 

le 26-8-16

Tu as tort de te formaliser au sujet de ce que tu appelles mes éloges (5). Cette question de “savoir-faire” n’est pas seulement une question d’intelligence, mais surtout d’entraînement, voire même de routine. Tu peux mettre un grand savant, mathématicien, chimiste, ingénieur, et lui donner par exemple des travaux commerciaux, soit de correspondance difficile, soit de comptabilité ou disons même un travail de surveillance de pesage et échantillonnage. Il fera ce travail bien moins bien qu’un employé d’une intelligence moyenne, voire même médiocre, mais qui y est habitué et l’a exécuté depuis des années. Je n’ai jamais dit ou pensé que tu n’étais pas intelligente ; au contraire, je ne t’aurais pas fait la cour ni épousée si je ne t’avais pas crue intelligente ! Mais j’ai estimé que ta force et ton intelligence étaient trop occupées par ailleurs pour que tu puisses t’intéresser à mes travaux utilement. Il y avait à choisir entre la maison et le bureau, surtout tant que les enfants étaient en bas âge, et pour moi le choix était tout fait. D’un autre côté, et malgré ce qu’on dit, on ne peut pas s’affranchir des usages, ou si tu préfères, des préjugés généraux. Et là encore, il ne m’aurait pas été bien agréable de te voir à mon bureau où je recevais une foule de gens ... Enfin, comme l’avenir est encore assez incertain, il se pourrait fort bien qu’après la guerre tu puisses gagner de l’argent et satisfaire tes ambitions. Ce sera une expérience à faire ...
Notre départ est fixé pour dimanche matin, 27 courant (6), toujours pour construire le blockhaus à environ 18/20 km (7) d’ici. Nous resterons certainement une quinzaine de jours dehors, pendant lesquels tu ne recevras que des cartes postales, car, comme bien tu penses, il y aura à travailler dur et ferme et la sieste sera supprimée. Tu ne t’impatienteras donc pas trop ! Tes observations au sujet des pantalons “treillis” et “toile” (8) sont justes, et j’ai pensé trop tard à la différence entre ces deux étoffes. Mais enfin, puisque tu as compris, c’est l’essentiel. 
La confiture, prune et groseille, est excellente ; tout le reste de ton colis est encore intact et me suivra au nouveau Blockhaus où il me rendra d’excellents services !
Voilà enfin l’offensive déclenchée aussi dans les Balkans : espérons que ces pauvres Serbes (9) pourront enfin rentrer dans leur pays ! La disparition des Bulgares parmi les belligérants serait un premier acte de justice qui devrait être suivi de près par la reprise de la Belgique (10). Mais celle-ci sera sans doute bien plus longue, car le coup de foudre se fait toujours attendre.
Tes remarques sur la famille Plantain, si elles ne m’ont pas surpris, m’ont tout au moins quelque peu étonné, surtout qu’un rapprochement avec un de tes gestes ou avec une communication d’il y a environ 6 mois (11) devait s’imposer. C’est bizarre, c’est même presque étrange ! Pourquoi Mr. P. te semblait-il si malheureux ? 
Embrasse les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

Paul

J’ai lu “Numa Roumestan” et en retire une impression très profonde. Numa, c’est Tartarin du même Daudet, mais plus affiné et malgré tout un peu moins bruyant. Les figures de Rosalie surtout, de Hortense, leurs parents, Tante Portal etc. sont peints avec une rare subtilité et la description du Midi de la Provence et de la petite ville d’Afos est un chef-d’oeuvre (12). Je te retournerai ce livre après la colonne.



Notes (François Beautier)
1) - "Casablanca" : voir la carte postale du 23 août 1916.
2) - "$" : dollar, c'est-à-dire versement d'argent.
3) - "Quoi faire ?" : vraisemblable allusion au très célèbre brûlot de Lénine "Que faire ?" publié en russe à Stuttgart en 1902, lui-même inspiré du roman "Que faire ?" de Nilolaï Tchernychevski publié à Saint-Petersbourg en 1862, ces deux textes étant considérés comme des fondements essentiels de la Révolution russe de 1905 (puis de celle de 1917). Paul pouvait effectivement considérer qu'un jugement définitif de ses différends avec Leconte le libérerait d'un lien avec le passé - liquiderait le passé, ferait table rase - et ouvrirait de nouveaux choix pour la vie de sa famille après la guerre. 
4) - "par lettre" : Paul, conscient que les ennuis de Marthe quant à son permis de séjour traduisent un regain de suspicion française envers les "ressortissants ennemis", ne veut pas prendre le risque d'écrire - dans une lettre qui pourrait être lue par l'un des informateurs de sa demande de naturalisation française - qu'il envisagerait éventuellement d'aller s'installer après guerre ailleurs qu'en France comme semble le souhaiter Marthe...

• suite du 26/8/16 : 
5) - "mes éloges" : Paul a brutalement traité Marthe de "petite folle" dans la reprise du 20 août de sa lettre du 19, et a détaillé les ordres qu'il lui donnait comme si elle était à peu près incapable de les comprendre dans sa lettre du 21. Mais, au regard du retard qui affecte les courriers, il est plus probable que Marthe se réfère à la lettre du 22 juillet qui commence par des éloges de Paul concernant le rapport qu'elle lui a fait de la situation juridique de ses affaires, et qui s'achève par des mots que Marthe ressent sans doute comme ironiques ou hypocrites : "j'ai été heureux de voir une fois de plus que j'ai une petite femme aussi intelligente et énergique".
6) - "27 courant" : date de départ d'une nouvelle "colonne" contre la rébellion marocaine qui menace et coupe alors la liaison Fès-Taza.
7) - "18-20 km." : il s'agit probablement du Col de Touahar, à 15 km.à vol d'oiseau à l'ouest de Taza, où un blockhaus défensif de la route Fès-Taza est en cours de construction.
8) - "treillis et toile" : le treillis (uniforme militaire d'exercice et de combat) est fait selon les saisons d'une toile épaisse de coton ou de laine (dite "serge" ou "treillis"), alors que la "toile" désigne une étoffe de texture plus fine et fragile, dite aussi "drap" ou "bourgeron", dans laquelle sont coupés les uniformes relativement légers de parade et de sortie. A partir de l'hiver 1915-1916 la couleur du treillis du Légionnaire, auparavant kaki clair (qui avait remplacé le "bleu horizon" selon la directive du 9 décembre 1914) devint kaki foncé (brun verdâtre), mais l'uniforme de sortie demeura clair. Paul avait demandé à Marthe de lui expédier des pantalons d'été à porter pendant les repos au camp (afin de n'avoir pas trop de lessives à faire pour tenir propres ceux de son uniforme de sortie). Il semble qu'il ait négligé de préciser la qualité souhaitée (treillis) et que Marthe ait acheté des pantalons de toile fine en lui faisant remarquer leur différence en terme de légèreté (il s'étonne du prix élevé de ces pantalons dans sa lettre du 19 août, qu'elle n'a sans doute pas encore reçue).
9) - "ces pauvres Serbes" : l'armée serbe reconstituée grâce à l'appui français a été transportée et débarquée à Salonique (actuelle Thessalonique, reconquise en 1912 par les Grecs contre les Turcs) à la fin du printemps et au début de l'été 1916 dans le but de combattre en Grèce les forces bulgares qui y ont pénétré en mai et qui leur barrent le passage vers la Macédoine et la Serbie. L'Armée française d'Orient (forte de 300 000 hommes de nationalités serbe, française, britannique, italienne, grecque, russe, etc.), commandée par le général Maurice Sarrail, se porte en renfort de l'armée serbe qui a commencé à faire reculer les Bulgares à la fin juillet. Au cours du mois d'août, la plaine de Salonique passe sous contrôle allié. Cependant, la Bulgarie n'est pas battue : elle déclare la guerre à la Roumanie le 1er septembre 1916 et lui inflige de lourdes défaites dans les trois mois qui suivent.
10)- "Belgique" : la libération de la Belgique par les Alliés est l'un de leurs grands objectifs de l'année 1916. Cependant le gouvernement belge demeure replié au Havre et les forces allemandes d'occupation de la Belgique se maintiennent fermement et répriment toutes les manifestations patriotiques belges (notamment celle du 21 juillet 1916 - l'hymne national avait été joué sur l'orgue de la cathédrale de Bruxelles - qui coûta à la ville une amende d'un million de marks). Paul n'est pas dupe de son propre optimisme : il relève que la grande offensive espérée ("le coup de foudre" - le foudre étant ici l'arme de Jupiter) n'a toujours pas eu lieu.
11) - "environ 6 mois" : Paul a évoqué une visite en soirée de Mr. Plantain à Marthe dans sa lettre du 3 février 1916. Il semble que Marthe soit méfiante envers l'ami de son époux. 

12) - "un chef-d'œuvre" : le roman "Numa Roumestan" d'Alphonse Daudet (1840-1897) fut publié en 1881, soit 9 ans après son célèbre "Tartarin de Tarascon". Le personnage central, Numa Roumestan, natif de la ville d'Aps-en-Provence (une invention inspirée par les villes de Nîmes et d'Aix-en-Provence), est un homme politique qui a fait sa carrière à Paris (ce personnage est inspiré de Gambetta) et qui revient au pays où il compare les mœurs provençales et parisiennes tout en reliant le passé au présent. Il semble que Paul ait apprécié ce livre où l'on peut néanmoins détecter - comme dans tous ceux d'Alphonse Daudet - les racines de l'antisémitisme et de l'antigermanisme dont son fils Léon (1867-1942) fut l'un des chantres assidus.

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