mardi 6 mars 2018

Lettre du 07.03.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Meknès, le 7 Mars 1918

Ma Chérie,

J’ai ta lettre du 21 écoulé et tes journaux jusqu’au 28 ; de mon côté je te confirme mes lettres des 1° et 4 et mes cartes des 2, 3, et 6 (1), les dernières adressées aux enfants. Ton énervement et tes alertes pour des choses en somme futiles sont sans aucun doute les suites de ton état de grossesse. Tu m’avais pourtant dit et répété aussi dans tes premières lettres après mon départ que tu supporterais beaucoup plus facilement l’année que celles qui précédaient ma permission. Voilà seulement 4 mois que je suis parti et tu es déjà aussi déprimée qu’il y a un an, après 36 mois de séparation. Il faut quand même réagir un peu contre ton pessimisme et ne pas te laisser envahir si facilement par l’abattement complet : car quoiqu’on puisse croire, à en juger par les journaux, il n’est guère possible que la guerre s’éternise encore ... Mon camarade Kern (2), qui est rentré il y a une huitaine de jours, après un mois de voyage, est plein d’optimisme et offre n’importe quel pari que la guerre se terminera cette année. Les “grosses têtes” qu’il a vues à Paris n’ont, d’après lui, guère d’espoir de remporter “la victoire”, même Mr. Delahaye, l’exterministe officiel (3), qui, paraît-il, a une opinion privée presque opposée à celle qu’il professe à la Chambre. Ces Messieurs n’ont que cet espoir de “tenir plus longtemps que l’Allemagne”. C’est joli, hein ? D’un autre côté, K. (4) rapporte qu’il s’est formé à Paris une société au capital de 5.000.000 Frs. ayant pour objet “le rétablissement des relations économiques avec les Empires Centraux après la guerre”. Cette société ne ferait pas de réclame ne de propagande pour le moment, mais le gouvernement ne se serait pas opposé à sa constitution. Elle aurait acheté au prix de 500 000 Frs. l’hôtel particulier d’un peintre hongrois très connu à Paris pour y arranger après la guerre des conférences économiques. Kern a même visité l’immeuble en question qui contiendrait une salle superbe en style gothique dans laquelle un grand nombre de tableaux de valeur dudit peintre est exposé. La chose peut paraître invraisemblable, mais Kern m’affirme la rigoureuse authenticité (5) du fait. Après tout, il est logique que les relations économiques seront reprises, même assez promptement, et si une partie de la population y reste plus ou moins longtemps hostile, il ne reste pas moins vrai que rien que pour la question du prix beaucoup de gens seront contents de voir revenir la fameuse camelote ... (6)
Je t’enverrai demain encore quelques vues de Meknès assez intéressantes. Je ne t’ai pas encore dit que dans plusieurs grands postes de l’Occidental (7) (dont Meknès et Oued Zem (8)) les tirailleurs sénégalais vivent en famille. Les femmes sont même pour la plupart très belles (quant au corps) et presque chaque ménage a une ribambelle d’enfants. C’est la première fois que je vois ces ménages ; il paraît que le Sénégalais fait beaucoup plus de service de cette façon-là. Ils ont logés dans des marabouts, mais non en toile, laquelle est remplacée par de la paille qui forme un toit pointu au-dessus des murettes très hautes, munies de petites fenêtres. Chaque marabout, divisé par des séparations légères en plusieurs compartiments, abrite ainsi 2 à 4 ménages.
Merci pour “La Vague” (9) qui est en effet un peu trop violent comme langage, genre Brizon quoi. C’est peut-être même cet excès de langage qui a écarté les Brizon et Raffin Dugens (10) du “Journal du Peuple” (11). Pourtant Mayeras, Blanc, Foyer et même Werth propagent les mêmes idées sans pour cela recourir à des expressions aussi extrêmes. As-tu lu un numéro du quotidien “Oui” (12) lancé par le Canard Enchaîné ? Ce dernier continue à me plaire beaucoup avec son ironie souvent très fine et sa façon malicieuse de dénoncer les faits et les choses. Est-ce que tu le lis régulièrement ?
Je m’étonne que Georges, qui avait si bien commencé ses études, les abandonne maintenant d’une façon aussi complète. Est-ce qu’il tousse toujours ? Et a-t-il engraissé un peu depuis qu’il est debout ? Alice est donc également enrhumée ? Tu subis vraiment toutes les épreuves - comme si c’était un fait exprès de ne rien t’épargner ... Ah, la fin de la guerre ... Il n’y a que cela à espérer !
Nous allons remonter après-demain, le 9, à Aïn Leuh (13); prière donc de changer l’adresse. Le temps est devenu franchement mauvais, nous aurons probablement de la pluie en route, et puis il fait froid là haut !
Mille baisers pour toi et les enfants.

Paul


Notes (François Beautier)
1) - « 2, 3 et 6 » : les courriers des 2 et 6 n’ont pas été conservés.
2) - « Kern » : ami et collègue de Paul, il réside à Paris et en revient de permission. 
3) - « Mr. Delahaye, l’exterministe officiel » : Jules Delahaye, député de 1889 à 1893 puis de 1907 à 1919 (il sera ensuite sénateur de 1920 à 1925), dut cet humoristique surnom à ses longs discours haineux visant les juifs, les pacifistes, les bureaucrates, les ministres, les socialistes, les banquiers, etc., qu'il vouait tous à la peine de mort. Porte-parole infatigable du nationalisme, il jugea le traité de Versailles beaucoup trop favorable à l’Allemagne. 
4) - « K. » : Kern.
5) - « authenticité » : l’Histoire n’a pas conservé trace de cette société favorable à la relance des relations économiques avec les peuples des empires centraux. Cependant son existence est d’autant plus crédible que l’hôtel particulier du 53 avenue de Villiers à Paris, appartenant alors à la baronne Édouard de Marches, veuve remariée en 1867 au peintre académique et mondain d’origine hongroise Mihaly « Munkacsy » Lieb (1844-1900) servait avant-guerre de lieu de rencontre aux élites libérales de France et d’Europe centrale.
6) - « camelote » : marchandise de faible qualité fabriquée avant-guerre par les pays d’Europe centrale et vendue à bas prix en Europe occidentale. 
7) - « l’Occidental » : le Maroc occidental.
8) - « Oued-Zem » : poste militaire, en bordure sud-ouest du Pays zayane (« Zaër Zaïane »), en position symétrique de celui de Meknès par rapport à ce bastion rebelle, que les troupes favorables au protectorat français doivent alors contourner.
9) - « La Vague » : hebdomadaire « de combat pacifiste, socialiste et féministe » (selon son sous-titre) fondé en 1918 par le député pacifiste de l’Allier Pierre Brizon qui le dirigea jusqu’à sa mort en 1923. 
10) - « Raffin Dugens » : prénommé Jean-Pierre, ce député socialiste et pacifiste de l’Isère partageait avec Pierre Brizon la profession d’instituteur, la passion de la paix et le goût pour les formules incisives, qui émaillent notamment leurs articles dans La Vague. 
11) - « Journal du Peuple » : quotidien fondé en 1916 par Henri Fabre (1876-1969) pour diffuser les idées du socialisme révolutionnaire (ce courant deviendra communiste en 1920 puis sera dénoncé par le Parti communiste français en 1922). Les journalistes Lucien Werth, Charles Rappoport, Barthélémy Mayéras, Alexandre Blanc, Lucien Le Foyer, et d’autres, tous socialistes internationalistes, collaborèrent à ce journal qui disparut en 1922 lorsque Henri Fabre décida de se consacrer exclusivement au développement de l’hebdomadaire « La Corrèze républicaine et socialiste » qu’il avait fondé en 1918 avec son ami Pierre Laval.
12) - « Oui » : ce quotidien dont le titre était l’antiphrase du « Non ! » qui résumait le contenu de la plupart de ses articles, fut lancé par l’hebdomadaire « Le Canard enchaîné », à titre expérimental et éphémère, en 1918. 
13) - « Aïn Leuh » : poste de la Légion, en montagne, à 70 km à vol d’oiseau au sud de Meknès. Le courrier suivant permet d’évaluer à deux jours la durée du trajet à pied. 


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