mardi 3 juillet 2018

Lettre du 04.07.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

El Hammam, le 4 Juillet 1918

Ma Chérie,

Je venais d’expédier ma carte de ce matin lorsque le courrier est arrivé m’apportant tes lettres des 11, 16 et 19 Juin ainsi que celle de Suzanne datée du 13 avec les dessins. J’aurais préféré posséder enfin ton télégramme (1) pour sortir enfin de cette inquiétude : mais en réfléchissant, je me rends bien compte d’où provient le retard. Malgré mon avis que nous resterons ici à El Hammam, tu continues à m’écrire à Aïn Leuh et il est certain que tu y as aussi envoyé ton télégramme. Bien entendu, le Sous-Officier de notre Compagnie a mis cette dépêche proprement dans une enveloppe, de sorte qu’elle me parviendra probablement dans une huitaine de jours, en supposant que j’aie un peu de chance. Je t’avais pourtant dit dès le début du mois de Juin que nous avons un poste de T.S.F. à El Hammam et qu’on peut ainsi communiquer télégraphiquement avec le monde entier. J’ai voulu te télégraphier ce matin pour être enfin fixé, mais comme un télégramme via Meknès-Rabat mettra à mon idée à peu près 2 jours pour arriver et autant pour revenir, j’ai renoncé. Mais tu aurais bien pu penser un peu à cela ! 
Les dessins de Suzanne sont bien et montrent un grand progrès par rapport à ceux qu’elle m’avait adressés précédemment. Est-ce que la jeune fille de Pékin (2) n’y a pas donné un coup de main ? Les lettres de Suzette (3) vont également en progressant ; celle de Georges est gentille dans sa maladresse, mais on s’aperçoit bien de l’arrêt qu’ont subi ses études. 
Merci des 2 papiers que tu m’envoies. J’attends maintenant le bulletin de naissance (4) et, si possible, une attestation de Melle Campana (5) que tu es souffrante ou malade à la suite de ton accouchement pour faire une demande de permission. Et je te prie de nouveau d’adresser toute ma correspondance à El Hammam par Meknès (Maroc Occidental).
Mais comment se fait-il que la lettre de Georges t’ait coûté 4 sous ? Suzanne a-t-elle reçu ma lettre du 9 Juin avec le billet de 5 Frs. (6) pour sa fête ?
Quant à la question première, je pense que le Comptoir d’Escompte a enfin vendu la Rente espagnole (7) et que de cette façon tu recevras régulièrement ton argent à présent. Je ne vois pas bien l’utilité d’écrire de mon côté à Me Palvadeau, vu que tu lui as écrit et que d’ici les correspondances restent trop longtemps en route. Du reste, comme il sait que tu as ma procuration, qu’au surplus il t’a déjà envoyé un premier chèque, il continuera sans aucun doute à s’entendre avec toi. Quant à sa réponse à Mme Robin (8), je crois que tu l’interprètes mal. Si, vis à vis d’elle il se montre “carottier” (9), c’est pour l’amener à baisser ses prétentions ; je présume cela parce que lors de ma présence à Nantes (10), j’ai pu me rendre compte qu’au contraire il tenait fortement nos intérêts vis à vis de Leconte (11).
Comment va Alice (12) à présent ? Réellement, il suffit depuis quelque temps qu’un des enfants se porte bien pour qu’un autre tombe aussitôt malade !
Les Américains veulent apparemment se rendre populaires en France. Figure-toi qu’à l’occasion de la fête nationale américaine (aujourd’hui 4 Juillet (13)) le Ministre nous a alloué la même indemnité spéciale (14) qu’à l’occasion du 14 Juillet. Il paraît que les frais sont supportés par le gouvernement des Etats-Unis. D’un autre côté, le gouvernement français offre maintenant des avantages spéciaux aux étrangers de la Légion dans le but de les amener à rester sous les drapeaux une fois la guerre terminée. On offre donc aux engagés pour la durée de la guerre qui veulent signer un engagement d’un an à compter du jour de la signature de la paix (15):
1°) Une prime de 500 Frs (16).
2°) “haute paie” (17) de 4 Frs par jour à partir du jour de la signature de leur engagement. D’après ce que je vois, il n’y en a cependant pas eu beaucoup parmi nous qui se sont laissé tenter par cet appât. 
Que Siret (18) a dû partir pour le front de France au lieu de Salonique (19) n’est certainement pas pour le réjouir. J’estime que la guerre dans les Balkans (20) est celle qui est préférée en ce moment par le poilu. Car en comparaison avec le front français elle offre moins de danger et comparée au front “berbère” moins de fatigue, vu que c’est là-bas la vie des tranchées et non des grandes marches. En fait de fièvre et de paysage, la Macédoine doit ressembler beaucoup au Maroc (21)
J’apprends par les légionnaires libérés que les sujets dits ennemis peuvent maintenant travailler en France (22) et sont même assez bien payés. L’un écrit qu’il sera rapatrié en Allemagne au mois d’Août à la suite de l’accord intervenu entre la France et l’Allemagne. Il est cependant certain que cet échange des prisonniers entre les deux pays est moins une mesure humanitaire qu’un moyen pratique de se débarrasser de gens qui deviennent à la longue encombrants, tout en coûtant cher au Gouvernement. Ce serait donc le premier pas vers la dissolution des camps de concentration - après 4 ans de guerre ! (23)
Ici il fait une chaleur accablante malgré nos 1300 m d’altitude ; il est vrai que nous nous approchons de la saison la plus chaude de l’année.
J’attends donc ton télégramme avec impatience et serais soulagé de savoir que tout s’est passé normalement (24).
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul 



Notes (François Beautier)
1) - « ton télégramme » : Paul attend fébrilement l’annonce de la délivrance de Marthe (comme on disait alors pour parler d’accouchement) dont le terme lui semble, si l’on en juge à son impatience, maintenant dépassé. Paul s’imagine que la naissance a eu lieu et que Marthe a envoyé son annonce au poste d’Aïn Leuh, que Paul a quitté à la mi-mai (voir sa lettre du 19 mai 1918 annonçant son arrivée à El Hammam). 
2) - « jeune fille de Pékin » : vraisemblable interprète chinoise sous-locataire de Marthe (voir la note correspondante dans le courrier du 30 juin 1918). 
3) - « Suzette » : Suzanne ».
4) - « bulletin de naissance » : cet acte officiel n’existe pas encore puisque, contrairement à ce qu’imagine Paul, la naissance n’a pas encore eu lieu.
5) - « Mlle Campana » : infirmière ou médecin de Marthe.
6) - « 5 Frs » : cette somme de 5 F correspond alors au salaire journalier versé au gouvernement chinois pour chacun des travailleurs « volontaires » expédiés en France par la Chine à la demande de la France et de l’Angleterre (voir la note correspondante au courrier du 30 juin 1918). C’est aussi le salaire quotidien des travailleurs non qualifiés en France.
7) - « la Rente espagnole » : il s’agit de l’emprunt extérieur à 4% de 1907 dont les Gusdorf possédaient des titres (voir les courriers des 25 janvier 1915 et 6 juillet 1915) gérés par le Comptoir d’escompte de Paris. Ces titres, séquestrés depuis le début de la guerre, venaient sans doute d’être finalement placés hors séquestre et vendus au profit de Marthe par le Comptoir d’escompte de Paris grâce à l’intervention de Maître Palvadeau, avocat de Paul auprès du tribunal de Nantes qui administrait le séquestre global de ses biens. 
8) - « Mme Robin » : propriétaire du logement loué (et sous-loué) par Marthe à Caudéran. L’avocat de Paul, Maître Palvadeau, intervient auprès d’elle pour obtenir au profit de Marthe un abaissement du loyer et un report du versement de la part impayée au titre du moratoire officiel. 
9) - « carottier » : mot d’argot désignant celui qui « carotte », c’est-à-dire détourne ou vole de l’argent, des biens (par exemple des légumes dans un jardin potager, d’où le mot), voire du temps de travail (comme un « tire-au-flanc »). 
10) - « à Nantes » : Paul a rencontré son avocat auprès du tribunal de Nantes au cours de sa permission, en septembre 1917.
11) - « Leconte » : la société Leconte, dissoute en avril 1918 (voir le courrier du 13 avril 1918), dont Paul, l’un des trois associés, n’a pas recouvré sa part du capital.
12) - « Alice » : troisième enfant des Gusdorf.
13) - « 4 juillet » : les soldats américains fêtèrent pour la première fois en France, le 4 juillet 1917, l’anniversaire de leur « Independance Day » (4 juillet 1776). A l’initiative de Georges Clemenceau, l’armée française fut conviée à célébrer les U.S.A. en prenant part à ces commémorations, et trouva une raison supplémentaire de le faire en 1918 pour fêter la première incontestable victoire des Américains en France, remportée le 28 mai précédent à Cantigny (Somme) et opportunément confirmée par la seconde, remportée à Le Hamel (Somme) le Jour de l’Independance, le 4 juillet 1918. 
14) - « indemnité spéciale » : une prime de 1,50 F (équivalente à l’indemnité militaire journalière versée par la France aux soldats français depuis la loi du 4 août 1917), fut effectivement financée par les U.S.A., dont les agents en France firent en outre distribuer aux troupes françaises divers petits cadeaux (pipes en fibre de maïs, canifs et coupe-ongles, tabac, friandises… ) offerts par des entreprises, associations et mécènes américains. 
15) - « de la paie » : il apparaît dès l’été 1918 que la Légion étrangère sera la principale force chargée de maintenir dans l’empire français les populations colonisées qui revendiqueront l’indépendance au nom de leur participation à la défense de la métropole pendant la guerre mondiale en cours. Il importe donc que les pertes subies par la Légion pendant cette guerre soient compensées par des prolongations de contrats d’engagement et des recrutements nouveaux.
16) - « 500 Frs » : cette prime de 500 F devait être versée pour moitié lors de la signature de la prolongation de contrat et pour solde le jour de la libération du Légionnaire.
17) - « haute paie » : indemnité journalière supplémentaire versée aux engagés à compter du premier jour de prolongation de leur maintien sous les drapeaux (volontaire par contrat ou imposé par les supérieurs ou par emprisonnement par l’ennemi), pour moitié avec leur solde (le « prêt »), l’autre moitié étant remise soit à eux-mêmes lors de leur libération, soit à leurs ayants droit s’ils mouraient au cours de cette prolongation (voir la note correspondante dans le courrier du 25 novembre 1917). Suite aux troubles du premier trimestre 1917, la loi du 31 mars 1917 a étendu le bénéfice de la haute paye (selon la graphie de l’époque) à tous les hommes de troupe ne bénéficiant pas encore de solde mensuelle ou de haute paye, afin qu’aucun soldat (et sa famille) ne soit exclu du bénéfice de cette indemnité. Les 4 francs par jour indiqués ici correspondent à un doublement des hautes payes les plus favorables pratiquées en juin 1918 (le montant journalier dépendait directement du temps passé sous les drapeaux avant la prolongation donnant droit à la haute paye, ce qui poussait l'Armée à ne pas solliciter ses soldats âgés - comme Paul - à prolonger leur engagement, mais au contraire à les démobiliser le plus tôt possible).
18) - « Siret » : ancien employé de Paul à Bordeaux, ami de la famille.
19) - « Salonique » : depuis le débarquement du corps expéditionnaire allié d’octobre 1915, cette ville grecque constitue le principal soutien du front allié contre les armées ottomane et bulgare.
20) - « Balkans » : Paul compare des situations incomparables. En effet, si la mortalité est terrifiante en France (du fait de l’affrontement de chefs civils et militaires pratiquant le jusqu’au-boutisme), elle n’est guère moindre dans les Balkans où les troupes mènent des combats toujours sanglants du fait de la modernité des armements et de l’entêtement des nationalismes, et souffrent en outre d’épidémies (choléra, typhus, grippe espagnole) rendues effroyables par le manque de médicaments, de soins et de nourriture saine et suffisante. 
21) - « au Maroc » : poursuivant sa comparaison dans le but de rassurer Marthe sur son sort personnel, Paul sous-estime largement la situation en Macédoine, où les combats et les maladies font beaucoup plus de victimes parmi les soldats alliés que la guérilla berbère indépendantiste et nationaliste (Paul évoque pour la première fois précisément les Berbères comme moteurs de cet affrontement de nature coloniale).
22) - « travailler en France » : pour pallier le manque de main-d’œuvre les préfets accordèrent aux maires qui en faisaient la demande (au nom d’employeurs établis sur leur commune) la possibilité d’employer des civils « ressortissants ennemis » et des prisonniers de guerre qui seront à ce titre temporairement libérés des camps de prisonniers et des camps de concentration où ils sont retenus. Appliquant les conventions de La Haye de 1899 et 1907, les États belligérants de la Grande Guerre (sauf l’empire ottoman qui ne les avait pas signées) s’accordaient le droit d’employer les prisonniers de guerre (à l’exclusion des officiers) pourvu que leurs conditions de vie soient décentes et que les tâches à effectuer n’aient pas d’utilité directement militaire. A ce titre, le général et Résident général Hubert Lyautey avait reçu au Maroc dès la fin 1914 un contingent de 6 000 prisonniers allemands affectés à la construction du réseau routier et ferroviaire (Paul les évoque dans sa lettre du 23 novembre 1917), et surtout utilisés comme démonstration de faiblesse des Allemands (ici traités moins bien que les Marocains, puisque prisonniers et forcés à des travaux d’esclaves) à l’intention des rebelles marocains sensibles aux promesses de soutien libérateur de l’Allemagne. En représailles, l’Allemagne fit travailler dans les marécages polonais 30 000 prisonniers français soumis à des conditions proprement inhumaines, ce qui incita les deux États à signer à Berne le 26 avril 1918 un accord visant à l’amélioration du sort de ces prisonniers et à leur échange progressif. Le cas cité par Paul d’un rapatriement en août relève plus certainement d’une espérance en une paix proche que de cet accord qui, de fait, ne s’appliqua guère puisque l’armistice le rendit très vite caduc. Cependant, le général Lyautey dut en 1918 renvoyer en métropole, où ils purent être salariés, plus d’un tiers de ses prisonniers allemands. 
23) - « après 4 ans » : Paul s’indigne de la persistance des camps de concentration (on disait aussi « de regroupement ») destinés aux civils « ressortissants ennemis » sans doute parce qu’elle révèle les limites de la culture française : incapacité à accorder généreusement la nationalité française (le cas des Ottomans juifs ou arméniens exilés en France est à ce titre exemplaire puisque ces gens furent considérés malgré leurs demandes au gouvernement français comme « ressortissants ennemis » et à ce titre contraints aux camps de concentration) ; incapacité à accorder complètement confiance à ceux de ces ressortissants qui, autorisés à travailler hors du camp, durent cependant y loger ; incapacité à négocier avec les États ennemis des échanges de « ressortissants ennemis » (ou à les envoyer vivre décemment dans un pays neutre, comme ce fut le cas pour une quinzaine de milliers de civils et militaires français et allemands bénéficiaires de l’accord du 15 janvier 1916 - signé sous l’égide du Vatican et de la Croix Rouge - qui leur permit d’être transférés en Suisse). 

24) - « tout s’est passé » : Paul est convaincu que l’accouchement a eu lieu.

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