vendredi 5 février 2016

Lettre du 06.02.1916

Maroc - Environs de Bou-Denid, groupe de partisanssource : Opendata


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 6 Février 1916

Ma Chérie,

J’ai reçu hier soir tes lignes du 28 Janvier et profite d’un dimanche de garde pour y répondre tout de suite. D’abord ci-joint un certificat de présence au corps comme tu me le demandes. En ce qui concerne l’histoire G. tu sais déjà par ma précédente lettre que je préfère laisser l’affaire là et je suis content que tu n’aies pas exécuté ton projet d’aller voir G. N’oublie pas dans toutes ces manoeuvres que tous mes concurrents profitent trop volontiers d’une occasion comme la guerre actuelle pour dénigrer un confrère qui a eu trop de succès ! Déjà à Bayonne lors du “commencement d’instruction” le procureur m’avait dit qu’il y a eu des dénonciations à Bx de la part très probablement de la concurrence. Tu sais aussi que le même m’a déclaré à la fin de ce fameux interrogatoire qu’il n’y avait rien à me reprocher. L’affaire du séq. est venue trop tard pour moi (Décembre) pour être levé à temps. Mais le fait que tu as la liberté de rester et que le séq. te paie les subsides pour vivre est la meilleure preuve qu’il n’y a rien à nous reprocher, du moins en haut lieu. Mais la presse française a fait trop de bruit autour des levées de séquestre, alléguant que les engagements dans la Légion s’étaient uniquement produits dans ce but, pour que le Gouvernement tienne compte de ces réclamations. Et au fond je ne regrette même pas trop cette mesure qui, tout d’abord, m’avait causé une surprise fort désagréable. Tu sais que L. voulait, dès le mois de Décembre, supprimer nos prélèvements et Penhoat (1) m’a écrit encore hier que L. lui a notifié qu’il ne le créditerait plus désormais de rien du tout. Tandis que vis à vis de toi, L. est forcé de payer régulièrement. Au surplus je ne participe plus aux affaires pendant la durée du séq. ce qui très probablement m’évitera de fortes pertes (2). Je reste persuadé aussi qu’avec mon livret militaire comme preuve en main, on me rendra sans difficulté mes biens. P. et moi nous chargerons ensuite déjà de remettre de l’ordre dans les affaires, et s’il le faut, nous liquiderons.
Tu es donc allée à Floirac (3) pour voir Malaret (4), ou bien celui-ci est-il venu chez nous ? Mes suppositions au sujet des causes de son départ étaient donc justes. Mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles depuis que je suis au Maroc. Je vais toutefois lui envoyer un mot pour avoir quelques éclaircissements.
Mr. Mayer, de la Mon Capell (5), qui a beaucoup d’affaires avec le Ministère de la Marine, affirme que d’ici 6 mois, mais probablement déjà plus tôt, tout serait terminé. Que son bel optimisme triomphe seulement. 
Revenant sur notre colonne, nous avons fêté ton anniversaire chez les Beni Boujala (6). Notre bataillon, placé au centre, traversait une vallée ravissante où des amandiers en fleur changeaient avec des citronniers, orangers, cyprès etc ; Des cascades un peu partout et des maisons propres au milieu de jolis jardins. De notre position nous pouvions bien observer le tir de notre artillerie qui faisait une vraie débauche de munitions. Les bicots ont eu pendant cette colonne des pertes très élevées ; les nôtres sont relativement légères : quelques morts et une quinzaine ou vingtaine de blessés. C’est le transport de ces derniers qui est excessivement difficile dans ces montagnes à pic et sans routes. Il s’effectue sur des mulets portant à chaque côté une litière, mais il est effrayant à voir les descentes rapides où les hommes ont toutes les peines du monde pour se tenir en équilibre.
Les Brannès sont soumis depuis l’été dernier et ont même combattu avec nous. Il n’y reste que très peu de dissidents qui se tiennent avec les Métabzas, mais ceux-ci aussi avaient commencé les négociations le 27/1.
Je serais content d’apprendre que tu finis tout de même par voir les choses un peu moins noir.
Mille caresses pour toi et les enfants.


                                                 Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Penhoat ou "P.", associé - comme Paul - de la société Leconte, et ami.
2) - "m'évitera de fortes pertes" : sur le principe du "à quelque chose malheur est bon", Paul tente de persuader Marthe que le séquestre de ses biens sociaux lui évitera de partager la ruine de l'entreprise Leconte (que rien ne laisse pourtant présager).
3) - "Floirac" : commune littorale de la Gironde, à l'aval de Bordeaux sur la rive droite.
4) - "Malaret" : un employé de Paul. 
5) - "Capell" : Paul a évoqué la société Capell-Mayer dans sa lettre du 23 janvier 1916 et révèle ici qu'il en connaît personnellement l'un des deux copropriétaires.
6) - "fêté ton anniversaire" : Paul retrouve ici le thème littéraire d'Éros et Thanatos, l'amour et la mort, et s'essaie à la célébration - avec sacrifice humain - de l'anniversaire de Marthe (dont il connaît, et pense sans doute combattre ainsi, les idées noires). Hélas pour l'Histoire, qu'il prive ainsi d'un témoignage rare et précieux sur la pacification de force des Beni Bou Yala à la fin janvier 1916.


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