mercredi 24 février 2016

Lettre du 25.02.1916

Document Delcampe

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Février 1916

Ma chérie,

En mains ta lettre du 16 cour. ainsi que les journaux jusqu’au 15 inclus. En ce qui concerne la question du séq. (1) on l’a appliqué partout où il s’agit de commerce proprement dit, à la suite de la loi sur le trafic avec les A.-A (2). Après cette explication et après avoir ajouté que suivant la loi tout contrat passé avec un ressortissant des états ennemis est suspendu pendant la durée de la guerre, il est facile à comprendre qu’il n’y a aucune participation aux bénéf. et pertes. L. (3) m’écrivait du reste au début de l’affaire qu’on a voulu immobiliser, c.à.d. déposer ma part dans une banque et qu’il a eu toutes les peines du monde pour empêcher cette mesure.
L’augmentation des vivres se fait sentir partout : un camarade me faisait voir hier une lettre de Lyon, la ville qui est peut-être la mieux administrée en France (4), et qui traitait le même sujet sans cependant donner les prix exacts.
Mr. Penhoat m’écrit aujourd’hui qu’ayant été de repos à l’arrière il a vu à Dque (5) Mr. Roux, notre ancien agent à Dunkerque qui, paraît-il, a été réformé après la perte d’un pouce. Il aurait écrit à Nantes pour recommencer à Dunkerque, mais L. chercherait 1000 chicanes. Penhoat me communique également une lettre de Baboureau disant qu’il n’a jamais eu de mes nouvelles, alors que je lui ai écrit une lettre en Septembre et une carte le 1° de l’an. B. a été en permission à Bx (6) et confirme le renvoi de Malaret, celui-ci ayant dû être mis à la journée, tandis que plusieurs employés venus de Nantes étaient au mois. C’est le rajeunissement des cadres ...
Tu fais donc des progrès en anglais et probablement plus vite que moi en espagnol. Du moment qu’il s’agit d’une Miss et non d’une Mrs Holt, ce n’est pas celle à laquelle je faisais allusion (7).
On dit que notre bataillon va le mois prochain à Tadla (8), dans la région de Marakech, c.à.d. à 33 journées de marche d’ici. Ce serait certes sans beaucoup d’enthousiasme que nous irions là-bas, bien que ce soit du côté de Casablanca (9)! La question des permissions va être également résolue pour la Légion. 10% de l’effectif, soit 17 hommes pour notre Compagnie, pourront demander une permission de 15 jours, mais ce seront les Français et Alsaciens-Lorrains. Donc inutile de se faire des illusions. Mon camarade Savario de Caudéran en a demandé une aujourd’hui et s’il l’obtient il te rendra peut-être visite pour te transmettre un bonjour. Dans ce cas je t’écrirai encore.
Je crois qu’à la fin du compte tout le monde sera fatigué de la guerre à tel point que la paix interviendra sans grande solennité ! L’Echo parle d’une offensive allemande dans la région de Verdun qui aurait complètement échoué (10).
Depuis la nuit dernière, le temps ici est devenu pluvieux, sans cependant être froid. On reste donc dans les chambres, ce qui n’est pas dommage de temps à autre. Je ne savais point que tu aimais les dattes à ce point. Ce fruit est bon marché ici, pour 4 sous on en a pas mal, mais ce n’est pas le 1° choix comme on en trouve souvent en Algérie.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.

                                                     Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "séq." : séquestre
2) - "trafic avec les A.-A." : dans ses lettres des 3 et 12 février 1916 Paul se référait au décret du 27 septembre 1914 instituant le séquestre, qui interdit à quiconque (hors du séquestre) de s’occuper des affaires des ressortissants des pays ennemis. L'abréviation "A.-A." désigne sans doute les Autrichiens et les Allemands.
3) - "L." : Leconte, associé de Paul.
4) - "la mieux administrée de France" : Paul semble admirer Édouard Herriot, sénateur-maire radical de Lyon. Il avait passé quelques semaines à Lyon, au dépôt de la Légion rue de la Vierge, et avait été très impressionné par la modernité de cette ville (des bains-douches gratuits!) et la propreté qui y régnait. Voir les lettres de décembre 1914.
5) - "Dque" : Dunkerque.
6) - "Bx." : Bordeaux.
7) - "je faisais allusion" : dans la lettre du 16 février 1916.
8) - "Tadla" : grosse ville à 190 km à vol d'oiseau au nord-est de Marrakech et à 280 km à vol d'oiseau au sud-ouest de Taza (Paul dit "à 33 journées de marche") : cette dernière distance paraît beaucoup trop longue pour un déplacement de bataillon. Sans doute veut-il laisser penser à Marthe qu'il va partir en vacances, loin des rebelles du Rif, alors que la presse parle de l'énorme assaut allemand déclenché sur Verdun et de la montée en masse de troupes françaises vers cet enfer.
9) - "Casablanca" : c'est le port de départ vers la métropole des permissionnaires du Maroc occidental, mais c'est à 170 km à vol d'oiseau de Tadla. Manifestement Paul rêve ou se laisse berner par une rumeur tranquillisante. Cependant les lieux cités sont ceux de la campagne de pacification du Maroc menée par Mangin en 1913. 
10) - "qui aurait complètement échoué" : l'Écho (d'Oran), bien informé, rend compte non pas des 4 premiers jours terribles de l'assaut allemand sur Verdun (avec recul de positions françaises) mais de l'arrivée de renforts français et de l'arrêt de la progression allemande, le 25 février 1916.


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