lundi 11 septembre 2017

Lettre du 12.09.1917

Le fort Sainte Thérèse

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Foyer du Soldat
Oran, le 12 Septembre 1917

Ma Chérie,

Le S/S “Félix Zouache” (1) n’arrivera que demain et partira donc vendredi 14 seulement. Tu penses si cette attente nous énerve et nous ennuie ... Car comme le Dépôt des Isolés d’ici est un bouge infect (2) où l’on est forcé, si l’on y rentre, de rester enfermé toute la journée, nous nous arrangeons, tant bien que mal, de coucher à l’hôtel et de manger en ville. Et comme à l’Hôtel Jeandho (3) on payait 6 Frs. par jour (chambre comprise) nous avons loué aujourd’hui une chambre dans une maison particulière à nous 4 (1 Fr. par homme et par jour) ... Pourvu que le bateau arrive seulement demain, car si cela continuait comme cela, nous devrions bientôt coucher sur les bancs des jardins, car nous ne voulons pas entrer au Dépôt des Isolés. La Légion a bien un dépôt ici qui occupe le Fort Thérèse (4), et qui est très propre, mais il est destiné seulement aux arrivants qui se sont engagés ...
Dans les étalages, on voit des petits pioupious  (5) en or, baïonnette au canon, avec inscription “La France vous remercie”. Mais quand le pioupiou n’est pas en or, quand il est en chair et en os, ce n’est pas la même chose. Lorsque nous échangeons nos idées avec d’autres permissionnaires que nous avons connus à Oudjda, on entend des propos qui s’accordent très peu avec les articles patriotiques et ardents des journaux (6). Si cette crise des transports continue, je crains que quelque permissionnaire d’ici, poussé par la misère, ne fasse un mauvais coup, un crime quelconque pour se procurer de l’argent.
Enfin, on espère toujours se rattraper un peu en France avec sa famille, car sans cela la permission serait plutôt une punition (7).

Ton Paul

P.S. Si l’on ne part pas le 14, tout le monde va réclamer à la Place ... (8)



Notes (François Beautier)
1)  - « Zouache » : en fait Touache.
2) - « un bouge » : ici au sens de taudis.
3) - « Hôtel Jeandho » : cet établissement n’a pas laissé de trace durable dans l’Histoire.
4) - « Fort Thérèse » : officiellement « Fort Sainte-Thérèse », fortin arabe d’avant-poste du nord-est de la casbah d’Oran (citadelle arabe) ; pris, reconstruit et baptisé « San Teresa » par les Espagnols au XVIIIe siècle ; pris, consolidé et rebaptisé « Sainte-Thérèse » par les Français au XIXe. 
5) - « pioupious » : surnom des jeunes recrues inventé en 1838 par l’auteur comique Antoine François Varner. Pendant la Grande Guerre, ce surnom désignait affectueusement tous les Poilus et leurs innombrables représentations (images, soldats de plomb, poupées, biscuits…). Pendant les mutineries de 1917, il réveilla le souvenir de la révolte du 17e Régiment d’Infanterie qui, à Béziers en juin 1907, avait fraternisé avec les vignerons protestant contre l’importation massive, par Oran, de vin d’Algérie, ce qui avait inspiré au célèbre Gaston Montéhus l’inoubliable chanson antimilitariste « Gloire au 17e », dont le refrain disait « Salut, braves pioupious, chacun vous admire et vous aime ! ».
6) - « ardents des journaux » : Paul, qui avait déjà plusieurs fois constaté et dénoncé la présence d’informations de propagande dans la presse, se fait ici non plus le témoin mais la victime révoltée du « bourrage de crâne ». 
7) - « une punition » : ce jugement personnel de Paul ouvre des perspectives encore inexplorées sur le sens, ou l’utilité, des difficultés entachant les permissions des soldats.
8) - « la Place » : il s’agit de la Place d’Armes à Oran, site traditionnel des défilés militaires, où les permissionnaires mécontents menacent de manifester. On sent que le souffle des mutineries en métropole a traversé la Méditerranée...


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