lundi 30 octobre 2017

Lettre du 31.10.1917

Le pape Benoît XV, Giacomo della Chiesa


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

A bord du S/S Félix Touache (1), le 31/10 17

Ma Chérie adorée,

On dirait réellement que c’est fait exprès : le 16 Septembre, jour de notre mariage, je me suis embarqué sur ce même bateau à destination de Port-Vendres et le 30 Octobre, jour de naissance de notre petite dernière (?) (2) je m’y installe pour retourner à Oran. Mais quelle différence - je suis venu avec le soleil, le grand soleil d’Afrique qui éclairait le monde, et j’avais aussi chaud au coeur, car j’allais vers toi, auprès de nos jolis petits enfants, et les 3 semaines ou le mois (3) à passer avec toi me semblaient immenses. Ce n’est que 3 ou 4 h avant l’arrivée à Port-Vendres que j’ai passé un mauvais moment - c’est lorsque le navire, au milieu du brouillard, cornait éperdument pour attirer l’attention du pilote, et que celui-ci, enfin venu, déclarait qu’avec ce brouillard on ne pourrait pas franchir la passe. Mais le brouillard se dissipa dans la nuit et vers 10 1/2 h le vapeur s’amarra au quai de Port-Vendres. Et puis c’était sur le quai de la gare St Jean (4) où je te cherchais sans penser que tu ne pouvais pas y pénétrer. J’avais peur que je ne te retrouve trop changée - tellement plongée dans tes polémiques que tu sois restée trop peu femme. Il n’en fut heureusement rien et c’est ce fait que tu sois encore plus aimante qu’autrefois qui m’a rendu infiniment heureux.
Partis hier soir très tard, nous longeons les mêmes côtes d’Espagne à si peu de distance (5) que souvent on reconnaît les hommes ou les rivages. Mais le temps est couvert et les idées sombres. Hier, lorsque pendant 2 heures d’attente dans la cour de la caserne on s’apercevait de nouveau qu’on était redevenu militaire, tout le monde avait une crise aigüe de cafard. La nuit fut fraîche, froide, et couché sur un radeau (il était impossible de se procurer une chaise longue) j’ai grelotté toute la nuit. J’ai maudit le Maroc et j’ai maudit cette guerre sans fin - j’ai pleuré de rage d’être ainsi condamné avec des millions d’autres à me séparer de tout ce qui m’est cher pour faire une besogne inutile et stérile ... Par ci par là on entendait des mots à demi murmurés : “Si je n’avais pas ma famille, je sais ce que je ferais...” C’était atroce ! L’air marin calme un peu les nerfs et la rage a fait place à une résignation sourde qui, je pense, restera jusqu’à la fin de la guerre ou du moins jusqu’à la prochaine permission (6).
Une heure avant de partir de Port-Vendres, j’ai appris que le chancelier Michaelis (7) a démissionné ; cela changera-t-il quelque chose ? Que les affaires italiennes (8) vont de plus en plus mal et que le Pape, profitant de ce ou de ces faits, recommence ses propositions de paix. Aura-t-il plus de succès cette fois-ci ? J’en doute encore, car on dirait qu’il n’y a pas encore assez de tués et de mutilés ...


Notes (François Beautier)
1) - « Touache » : Paul écrit correctement ici le nom de ce navire, pour la première fois (et pour son dernier séjour à bord).
2) - « petite dernière » : Alice, née le 30 octobre 1913.
3) - « 3 semaines ou le mois » : Paul savait que le régime des permissions changerait pendant qu’il serait lui-même en détente pour 3 semaines. Aussi espérait-il une « rallonge » de 9 jours portant son congé à un mois. En réalité, il est parti d’Oran le 16 septembre et reparti de Caudéran le 27 octobre, ce qui signifie que Paul aurait passé au minimum un mois chez lui, même si son voyage Oran-Caudéran avait duré dix jours (durée inhabituelle mais possible si le navire emprunté à l'aller a été retardé - par panne, tempête, ou blocage au port du fait de la présence de sous-marins en mer - mais aucune chronique maritime ou militaire ne mentionne un tel retard sur cette ligne à cette époque). Non seulement il aurait bénéficié de la « rallonge » de 9 jours mais aussi - si le voyage n’a pas été retardé entre Oran et Caudéran - d’un délai supplémentaire, de quelques jours (ayant alors un motif qui pourrait être par exemple un problème de santé, une convocation au tribunal, un retard de délivrance d’une pièce officielle, ou un engorgement des trains de retour). 
4) - « Gare St Jean » : principale gare de Bordeaux.
5) - « à si peu de distance » : la navigation en vue de côte, en eau peu profonde, ou à proximité immédiate du talus continental, réduit fortement le risque d’attaque surprise par un sous-marin.
6) - « prochaine permission » : dans tout ce paragraphe Paul oublie ou défie le risque d’une lecture de son courrier par un agent chargé d’informer son dossier de demande de naturalisation. Cependant il apparaît ainsi en typique Poilu de 1917.
7) - « Michaelis » : Georg Michaelis (1857-1936) fut chancelier d’Allemagne et ministre président de Prusse du 14 juillet 1917 (en succession de Theobald von Bethmann-Hollweg, démissionnaire) au 31 octobre 1917 (date de sa propre démission, suite à l’expression publique de son profond mépris pour les options pacifistes désormais majoritaires du Reichstag). Il fut d’ailleurs accusé par une commission d’enquête parlementaire, en 1926, d’avoir empêché la paix en 1917. Son successeur du 1er novembre 1917 au 30 septembre 1918 fut le centriste catholique proparlementaire Georg von Hertling.
8) - « affaires italiennes » : la bataille défensive de Caporetto (ou 12e bataille de l’Isonzo) menée par les Italiens face aux Austro-Allemands depuis le 24 octobre, tourne mal et s’achève le 9 novembre par un échec total. Ceci entraîne la méfiance des Alliés vis-à-vis de l’Italie et une crise morale profonde dans l’armée italienne et le royaume, avec mutineries, désertions et agitation révolutionnaire. 

9) - « propositions de paix » : le pape Benoît XV appelle à la paix depuis la Toussaint 1914. Le 24 juillet 1917 il fait - par l’intermédiaire du nonce apostolique à Munich - une nouvelle proposition de conciliation au chancelier allemand Georg Michaelis. Celui-ci y répond le 13 septembre par des propos vagues et généraux : l’échec du pape est patent mais son message sera pris en compte par le nouveau chancelier (catholique) Georg von Hertling. 

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