vendredi 30 novembre 2018

Lettre du 01.12.1918

Illustration pour "A Christmas carol"

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 1° Décembre 1918

Ma Chérie,

Voilà que les choses ont tout de même fini par s’arranger ! J’avais fait hier tous mes préparatifs de départ, car la Compagnie est remontée ce matin à El Hammam : mon sac était fait et je m’apprêtais à passer la revue. Avec mon optimisme habituel, je disais encore hier matin au Sergent Major et même au Capitaine que j’avais l’idée que je les plaquerais pour descendre à Meknès aller en perme, mais ils me charriaient ... Le Capitaine me promettait cependant de me renvoyer, avec un convoi, dans huit jours si le télégramme du Bataillon de mettre les permissionnaires en route arrivait d’ici là ... Le Capitaine ajoutait même - plutôt en manière de blague - qu’il irait chasser (1) exprès du côté de Lias (2) (à mi-chemin Aïn Leuh-El Hammam) pour me permettre de gagner Lias, d’où il n’y a guère de danger d’aller à Aïn Leuh. Je rageais bien un peu dans mon intérieur, mais je ne perdais pas encore tout espoir. 1/2 heure avant la revue de départ le télégramme arrivait ... et c’était à moi de rigoler (3), tandis que le Sergent-Major, qui aurait préféré m’amener à El Hammam, faisait la tête ... Cela fait que je suis resté ici ce matin, passant en subsistance à la 23° Compagnie ; malheureusement je ne peux partir d’ici que par le convoi du 4 ; j’arriverai donc seulement le 6 à Meknès, trop tard pour prendre le bateau du 10 à Casablanca. Espérons que je pourrai au moins prendre celui du 20 pour arriver le 23 ou 24 à Bordeaux, c.à.d. à temps pour passer la Noël avec vous ! Il paraît que la Subdivision de Meknès appose un cachet sur les permissions qu’à l’expiration du délai nous devons gagner le dépôt de Lyon (4) c.à.d. ne pas revenir au Maroc. Mais comme ici (comme partout) le désir est souvent pris pour la réalité, je dois attendre mon arrivée à Meknès pour voir clair. De toutes façons, ne m’écris plus jusqu’à nouvel ordre. En cas d’évènement particulier, tu pourrais télégraphier : Gusdorf Dépôt 1° Etranger Meknès ... Ah que j’ai hâte de revenir auprès de toi ! Juste ce matin j’ai lu “Conte de Noël” (5) de Charles Dickens que je connaissais déjà pour l’avoir étudié en anglais à l’école, du moins en partie. C’est ravissant et très riche et original comme idée. 
Enfin, nous nous reverrons sous peu et c’est l’essentiel. Pourvu que la question matérielle ne devienne pas plus embarrassante pour toi par suite du silence inexplicable de Me Palvadeau (6)! Embrasse les gosses bien pour moi et reçois toi-même mes plus tendres caresses.

Paul

Le bonjour pour Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - « chasser » : patrouiller.
2) - « Lias » : poste d’étape, à une douzaine de km au sud-ouest d’Aïn Leuh, où Paul est passé plusieurs fois en escortant des convois, en novembre 1917, puis en avril, mai, et juin 1918.
3) - « rigoler » : Paul vient donc de recevoir son autorisation de permission. Il est vraisemblable qu’il s’agissait non pas de la permission exceptionnelle « de naissance » qu’il espérait durant l’été 1918, mais de la permission annuelle « de détente » à laquelle il avait droit depuis novembre 1918. Comme sa Compagnie (la 24e) partait en mission à El Hammam le même jour il dut attendre à Aïn Leuh un convoi pour le conduire au siège de la subdivision de Meknès. En attendant il fut pris en charge par la 23e Compagnie qui stationnait encore à Aïn Leuh. 
4) - « Lyon » dépôt alors le plus important de la Légion en France métropolitaine.
5) - « revenir au Maroc » : tout ceci signifie qu’à la fin de leur permission les permissionnaires seront considérés comme démobilisables (voire démobilisés). Paul, qui était parmi les plus âgés et dont la charge de famille était relativement importante, était moins « productif » pour l’Armée française que pour la société civile, ce qui lui valut d’être démobilisé parmi les premiers : son livret militaire indique qu’il fut placé en « congé illimité » à la date du 31 janvier 1919 c’est-à-dire à l’issue de sa permission de détente d’un mois. Cette démobilisation rapide (pour quelques vieux Territoriaux elle eut lieu dès la mi-novembre 1918 mais pour le gros des troupes, soit 5 millions de soldats, elle s’étira jusqu’en septembre 1919 et la classe 1918 attendit même jusqu’en mai-juin 1920) et qui ne disait pas son nom (« congé illimité » n'est pas « démobilisation ») fut délivrée par le 144e Régiment d’infanterie dont le siège était à Bordeaux (Paul s’était engagé là, dans la caserne la plus proche de son domicile, le 10 août 1914, et avait "fait ses classes" à Bayonne jusqu’au 27 novembre 1914 avant d’être incorporé dans la Légion, à Lyon, trois jours plus tard).
6) - « Conte de Noël » : ce texte aussi titré « Un chant de Noël », publié en 1843, est l’un des plus célèbres et parmi les plus édifiants de l’écrivain anglais Charles Dickens (1812-1870). Il dénonce l’égoïsme abject d’un certain Ebenezer Scrooge, très riche et très avare marchand londonien, que quatre fantômes punissent et parviennent à convertir à un mode de vie humaniste. On sent à ce choix de lecture que Paul s’émeut à l’approche de Noël (en effet, le dernier qu’il passa en famille remonte alors à 5 ans) et de son retour à la vie civile (les affaires redeviendront-elles sa priorité ?).
7) - « silence » : apparemment Maître Palvadeau fait le mort, et le versement à Marthe de la part du capital de la société Leconte qui revient à Paul n’a toujours pas eu lieu. 


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