samedi 10 novembre 2018

Lettre du 11.11.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 11 Novembre 1918

Ma chérie,

Je t’ai annoncé hier par carte postale (1) mon arrivée à Aïn Leuh ; je m’étais trompé seulement d’un jour pour la date, car sans cela je t’aurais dit que je venais d’avoir connaissance de la signature de l’armistice (2) avec l’Allemagne entrant en vigueur aujourd’hui à 11 h. Cela y est donc, et comme les conditions de l’armistice doivent contenir déjà toutes les principales clauses du traité de paix, comme il est urgent de renvoyer les poilus dans leur foyer, que la situation économique l’exige aussi impérieusement et qu’enfin il importe de se défendre contre cette trop fameuse grippe dite espagnole (3), je reste persuadé que la paix sera signée et complètement bâclée pour la Noël (4). Ceci ne m’empêche pas bien entendu de partir dans une quinzaine en permission si toutefois on ne supprime pas les permes ce qui ne me paraît pas encore invraisemblable. Je suis le premier à partir, mais d’après la situation - trop longue à expliquer - je ne pourrais point m’embarquer à Casablanca avant le 1° ou 10 Décembre (5) au plus tôt. Car nous allons partir encore une fois pour environ 10 jours sur la route d’El Hammam, à mi-chemin à peu près, pour y construire un pont, assez petit celui-là. De là j’irai chercher mon paquetage à El Hammam et descendrai ensuite à Meknès ... Mais enfin, l’heure de la libération définitive ne tardera pas à sonner maintenant et tu peux être certaine que les engagés pour l. d. d. l. g. (6) sauront veiller à ce qu’ils ne restent pas indûment !!! Il n’y a qu’une chose qui pourrait nous obliger d’attendre la libération de nos classes respectives, c’est qu’on nous naturalise par une loi ; sans cela, c’est nous qui partirons les premiers (7) d’ici !
Je suis profondément dégoûté du procédé de Me Palvadeau (8) qui m’est tout à fait incompréhensible. De mon côté je vais lui écrire quelques lignes ... De toutes façons, il ne faut pas que vous manquiez de quoi que ce soit, car la grippe doit avoir plus d’emprise sur les êtres anémiques (9) que sur les autres ...
J’ai sous les yeux tes lettres des 25 Octobre et 2 Novembre (déjà) mais je suis tellement occupé au bureau (10) qu’il m’est impossible d’y répondre en détail. Pour la sortie sur la route d’El Hammam je serai même le seul comptable de la Compagnie, les autres étant malades ou indisponibles. Cependant, la grippe espagnole n’y est pour rien !
J’ai lu non sans appréhension tes lignes concernant l’effet de ton insertion dans la Petite Gironde (11). Pourvu seulement qu’on ne te parle pas politique ! Car tu serais bien capable d’une gaffe qui ... enfin, tu sais à quoi t’en tenir. Les journaux d’ici - le Populaire (12) ne m’est parvenu que jusque vers le 25 Octobre - ne parlent point d’une république germanique (13), chose à laquelle je ne crois pas encore, vu l’état des choses là-bas. Mais la révolution doit couver en Allemagne et lorsqu’elle se fera jour, ce sera plus terrible qu’en France il y a 120 ans (14).
J’espère te retrouver avec les enfants en parfaite santé et t’écrirai encore une fois plus longuement avant de repartir.
Bons et tendres baisers.

Paul


Inclus la copie de la lettre de Penhoat en retour.


Notes (François Beautier)
1) - « carte postale » : ce courrier a été perdu.
2) - « armistice » : la signature eut lieu dans un wagon du train d’état-major du maréchal Foch, dans la forêt de Compiègne (dans la clairière de Rethondes), un peu après 5 heures du matin, avec application sur le front dans les 6 heures (à 11 heures), pour une durée de 36 jours renouvelable trois fois. L’annonce fut immédiatement faite par les radios civiles et militaires. Le chef de la délégation allemande, Matthias Erzberger (1875-1921), député du Zentrum (parti modéré allemand), avait été choisi parce qu'il avait réussi à faire adopter au Reichstag en juillet 1917 une motion de paix d’inspiration chrétienne. 
3) - « grippe dite espagnole » : l’épidémie de grippe due à un virus de type H1N1 vraisemblablement venu de Chine, apparut en Europe en 1918 et atteignit son apogée durant l’hiver 1918-19. Elle contamina la moitié de la population mondiale et fit au total environ 60 millions de victimes, dont plus de 400 000 en France. C’est apparemment la presse française qui la déclara « espagnole » (c’est-à-dire « neutre », ne venant pas d’un allié ou d’un ennemi) pour pouvoir parler de ses effets en France sans risquer d’être censurée. Puisque Paul précise « dite », la supercherie était éventée.
4) - « pour la Noël » : Paul veut rassurer Marthe en prédisant un retour imminent. Mais c’est sans compter la volonté d’une partie du haut état-major et du gouvernement français d’entrer militairement sur le territoire allemand (jusqu’alors préservé) pour punir l’Allemagne, concrétiser aux yeux des Allemands la victoire des Alliés et affirmer le droit des vainqueurs. Cependant, la plupart de leurs homologues britanniques et américains firent tout pour retenir ces pulsions vengeresses germanophobes car ils souhaitaient que la République allemande proclamée par le Parlement le 9 novembre précédent participe rapidement à l’instauration d’une paix durable et à la reprise économique d’après-guerre : il en résulta une division entre les Alliés et un retard de la signature de la paix (jusqu’au Traité de Versailles, le 28 juin 1919). Il en résulta aussi que ce traité portait en lui les germes d’un retour à la guerre entre l’Allemagne et la France. 
5) - « 10 décembre » : l’armistice met fin aux combats mais non à la guerre. Les troupes demeurent sur le « pied de guerre » et le Légionnaire Paul Gusdorf demeure mobilisé. Il compte cependant partir bientôt puisque son droit à une permission annuelle de détente est maintenant arrivé à échéance. On peut s’étonner que Paul ne dise pas que pour lui l’armistice ne ferait que priver les rebelles de l’appui de l’Allemagne mais qu’il demeurerait exposé à leurs assauts et devrait y faire face à coups de fusil. En somme, Paul, qui jusque là avait pu s'auto-représenter et présenter aux autres à peu près comme un Poilu de la Grande Guerre, n'est plus à partir du jour de l'armistice qu'un agent de la colonisation française du Maroc : il est alors (voire aussi rétrospectivement) radicalement séparé du cadre de la Grande Guerre et de l'identité du Poilu. On comprend qu'il se garde d'analyser ce fait troublant pour lui-même, pour ses collègues et supérieurs, ainsi que pour ses proches.
6) - « l.d.d.l.g. » : la durée de la guerre.
7) - « les premiers » : Paul essaie de modérer l’impatience de Marthe à le voir revenir. Il lui expose donc un dilemme qui devrait la conduire à attendre calmement que l’État décide du sort de son époux. En effet, soit il rentre à son domicile sitôt la fin de la guerre (ce que n'est par l'armistice, qui n'est que la suspension des combats) mais il demeure alors Allemand et n’a aucune garantie d’être ultérieurement naturalisé français, soit il est naturalisé français à la fin de la guerre mais il doit alors attendre sa démobilisation des armées françaises. Dans le premier cas, la Légion pourrait démobiliser rapidement ses vieux engagés volontaires pour la durée de la guerre pour s’éviter de leur verser la « haute paye » (voir notes correspondantes aux courrier des 25 novembre 1917 et 4 juillet 1918) ; dans le second il serait parmi les premiers à partir puisque la démobilisation se ferait par âge (classe) et par statut civil (marié ou non, nombre d’enfants) ce qui donnerait un avantage à Paul qui, avec ses 36 ans et demi, son épouse et ses quatre enfants, serait effectivement parmi les mieux placés.
8) - « procédé de Me Palvadeau » : la colère de Paul semble provenir d'un non versement à Marthe des pensions qu'elle espérait et dont elle a absolument besoin, soit parce que l'avocat s'en est approprié tout ou partie au titre d'honoraires, soit parce qu'il ne les a pas fait verser par la société Leconte, soit encore parce qu'il ne les a pas fait reverser à Marthe. 
9) - « anémiques » : effectivement, les victimes furent essentiellement des personnes affaiblies par la faim et la malnutrition, les blessures et maladies antérieures, le stress et le manque d'espérance... 
10) - « au bureau » : Paul a retrouvé sa fonction de secrétaire au siège de sa Compagnie. En ceci, il demeure depuis son retour de permission en novembre 1917 affecté à des tâches de « soldat territorial » (surveillance, administration). 
11) - « Petite Gironde » : quotidien bordelais publiant des petites annonces (voir le courrier du 20 février 1916). Il semble que Marthe ait proposé à d’éventuels employeurs un service en relation avec sa nationalité allemande (secrétariat en allemand, cours privé de langue allemande, interprétariat ?).
12) - « Le Populaire » : précisément Le populaire de Paris (voir le courrier du 16 décembre 1917).
13) - « république germanique » : la République allemande a été proclamée le 9 novembre par Philipp Scheidemann (1865-1939), président du groupe social-démocrate du Reichstag, au nom du Parlement allemand, juste après que le chancelier Max de Bade ait de lui-même prononcé l’abdication de Nicolas II et la renonciation du kronprinz Guillaume de Hohenzollern à la succession de son père. Précédemment, le chancelier avait donné au président Wilson des gages de sa volonté de paix en renvoyant, le 26 octobre, le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, et en stoppant la guerre sous-marine à outrance (qu’il avait déjà critiquée en 1917). Le 28 octobre, il fit appliquer un premier train de réformes constitutionnelles, avec l’appui du Reichstag. Le départ ou fuite de l’empereur, de Berlin pour Spa, le 29 octobre, ainsi que l’agitation révolutionnaire des marins à Wilhelmshaven et à Kiel et la proclamation à Munich, le 7 novembre, d’une « République bavaroise », poussèrent le chancelier à liquider lui-même la dynastie impériale le 9 novembre 1918. Le même jour, affaibli par la grippe espagnole et réticent à s’appliquer à lui-même - il est grand duc - une constitution républicaine, Max de Bade démissionna et transmit la charge de chancelier au député et chef du parti social-démocrate, Friedrich Ebert, alors que le Reichstag proclamait la République. Le 28 novembre 1918, le ci-devant roi de Prusse et empereur d’Allemagne Frédéric-Guillaume (Guillaume II) ratifia sa propre abdication ; le kronprinz Guillaume de Hohenzollern signa sa renonciation à la succession le 1er décembre suivant et le petit-fils Guillaume de Prusse (1906-1940), sollicité pour se substituer à lui ne put pas faire l’objet d’une régence puisque la République était déjà instaurée depuis le 9 novembre 1918.
14) - « 120 ans » : allusion à la Révolution française de 1789, il y a donc 129 ans en 1918. Or Paul dit « 120 ans », ce qui renvoie à 1798, année marquée en France par le début de la Campagne d’Égypte menée par Bonaparte, et par la tension avec les États-Unis mais par rien qui puisse être qualifié de « terrible » par référence à une situation de guerre civile révolutionnaire en Allemagne en novembre 1918. Paul voulait-il évoquer la Terreur des années 1793-94 ? C’était alors il y a 124-125 ans. 


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