mardi 2 décembre 2014

Carte du 02/12/1914

Carte Postale  Madame M. Gusdorf  25 rue Bourgneuf 
Bayonne (Basses Pyr.)

2/12/1914 

Voilà donc ma nouvelle adresse qui, j’espère, sera pour quelque temps définitive. Il fait un vent glacial ici. Un baiser pour tout le monde.

                                             Paul

Paul Gusdorf
Bureau de la 2° Cie 

1° Régiment Etranger à Lyon

lundi 1 décembre 2014

Lettre de Lyon 01/12/1914


Madame Marthe Gusdorf  22, Rue du Chalet  Caudéran  
près Bordeaux (Gironde)

Lyon, le 1° Décembre 1914
   
Chérie,

Voilà donc 24 heures depuis notre arrivée à Lyon (1). Quel voyage! Partis samedi à 14 hs 25 nous avons débarqué ici lundi vers 14 heures. Il faisait froid et les quelques sardines en cours de route ne nous réchauffaient guère ! Heureusement que j’avais mes provisions, mon rhum “du vieux colon” (2) et mes sous pour acheter par ci par là un bol de bouillon chaud et un café ! 
Les premières 24 hs ici ont été plutôt dures et un cri s’échappait de toutes les lèvres : ”Notre bon petit trou de Bayonne !” Nous sommes logés dans une école, une cinquantaine de poilus par salle sur des paillasses - heureusement qu’il y a des poilus (3) car il fait froid ! L’ami Mégeville (4) couche dans une chambre avec les adjudants de sa compagnie donc pas moyen pour moi de le rejoindre. Et je n’étais plus habitué aux repas à la gamelle - il faut s’y rhabituer pardi ! La distribution des repas se fait dans de mauvaises conditions, espérons que cela changera encore ! Dans tous les cas, l’impression des premières 24 heures est plutôt médiocre et si je ne peux pas me débrouiller demain de trouver un poste de secrétaire, je tâcherai de ficher le camp le plus tôt possible en Algérie (5). Il y aura demain 40 poilus d’ici qui doivent y partir, car on ne veut pas envoyer les boches (6) sur le front du Nord et de l’Est (7). Si je ne réussis pas à me caser, je vais commencer l’exercice avec toute mon énergie ! Ce qui me manque ici, c’est le “chez moi” au coin du feu où l’on n’est pas observé et à l’aise. Supporte cette séparation avec autant de courage que moi et sois persuadée qu’elle est aussi dure pour moi que pour toi, sinon davantage ! Rentre le plus tôt possible à Caudéran de façon à ce que tu restes le plus longtemps possible avec les Devilliers et n’oublie pas d’aller prendre immédiatement ton permis de séjour et de passer avec Baboureau (8) au Comptoir d’Escompte pour régulariser la procuration. Écris aussi à Emma Schulz (9) de ne plus envoyer que des cartes écrites en français et te donnant le contenu des lettres de chez toi.
Lyon est une très grande et belle ville. Pas mal d’institutions copiées sur les villes allemande que le maire de Lyon (10) doit avoir étudiées. Je me propose de faire dimanche une grande promenade. Pour découcher il n’y a rien à faire, même les sergents et les sergents-majors (les derniers non mariés) (11) doivent coucher à la caserne. Dans les cafés, défense de donner de l’alcool aux soldats ! Je ne crois pas du reste que nous resterons longtemps ici. Si cette malheureuse guerre voulait seulement se terminer bientôt ! Les russes semblent bien s’y mettre, qu’ils fassent comme les nègres (12)!
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges est rétabli ? Tu dois respirer à te retrouver bientôt dans notre home de Caudéran. Et je t’assure que nous y serons heureux une fois cette guerre terminée. On s’habitue tellement l’un à l’autre que le seul sentiment d’être si loin donne quelque chose comme le mal du pays, mal qui est en vérité attaché plutôt à la personne qu’au pays.
Ce qui était touchant pendant ce long voyage, c’était l’enthousiasme de la population tout le long du trajet. Des mouchoirs s’agitaient, les femmes envoyaient des baisers et les enfants des fleurs. Au moment du départ je sentais une mélancolie profonde - heureusement que le coup du clairon vint dissiper toute cette tristesse flottant dans l’air.
Ecris moi bientôt à la 2° compagnie du 1° Etranger (Rue de la Vierge) et embrasse bien les enfants.
Le bonjour aussi à Hélène et Famille Fort.
1000 baisers.
                                                         Paul

P.S. Le colonel arrivait
le dernier moment à la gare
et me disait quelques mots 
gentils. J’aimerait juste qu’il

soit venu avec nous.

Notes: (François Beautier)
1. "Lyon" : le plus important des centres de regroupements installés en métropole par la Légion basée à Sidi Bel Abbès (Algérie). Paul y est affecté au détachement qui a été formé à Bayonne, lequel se fond ensuite dans la Seconde compagnie du Premier régiment étranger.
2. "rhum du vieux colon" : marque d'un rhum de qualité supérieure importé et préparé par la maison  Hannapier, Peyrelongue et Compagnie sise à Bordeaux.  
3. "il y a des poilus" = des poêles ? (plutôt que des Poilus). À moins que Paul ne fasse allusion à la chaleur animale...
4.  "Mégeville" : camarade de régiment rencontré (ou retrouvé ?) à Bayonne, sous-officier. Son nom est orthographié "Miégeville" dans la lettre du 3/12/14.  
5. “Algérie” : le siège de la Légion en Afrique du nord est à Sidi Bel Abbès, en Algérie. 
6. "les boches" : vocabulaire inhabituel chez Paul qui choisit de s'exprimer comme le Poilu ou le Français "de base" qu'il souhaite incarner.
7. "le front du Nord et de l'Est" :  référence à la Convention de La Haye du 18 octobre 1907, reconnue par la France en 1910, qui interdit d'utiliser des engagés étrangers sur des fronts où ils affronteraient leurs compatriotes.
8. “Baboureau” : collaborateur de Paul à Bordeaux. 
9. “Emma Schulz” : amie suédoise de Marthe, qui lui sert d’intermédiaire (en pays neutre) pour communiquer avec sa famille restée en Allemagne. Paul craint que ses longues lettres en allemand, venues de Suède, n’éveillent des soupçons sur lui-même et son épouse. 
10. “maire de Lyon” : il s’agit d’Edouard Herriot, sénateur-maire radical, qui avait préparé sa ville à accueillir entre mai et septembre 1914 l'Exposition internationale consacrée à l’urbanisme et à l’hygiènisme (l’entrée en guerre l’avait conduit a fermer les pavillons de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie).
11. "(les derniers non-mariés)" : ces derniers ? 
12. “les nègres” : ce mot peu cohérent avec les idées de Paul est choisi pour renvoyer à l'expression bien française "travailler comme des nègres", donc à l'idée que la Russie serait l'esclave de la France et de l'Angleterre, ses alliées, et qu'elle devra faire la guerre comme la font les "nègres" des troupes coloniales françaises depuis l'automne 1914. Il s'agit aussi peut-être d'une allusion au roman “Le Nègre de Pierre le Grand” - dans lequel Alexandre Pouchkine évoque en 1827 son bisaïeul africain qui, d’esclave, sut devenir l'alter ego du tsar - destinée à rassurer Marthe en lui faisant valoir que les Russes se hisseront vite au niveau de leurs alliés et contribueront à abréger la durée de la guerre. 

samedi 29 novembre 2014

Carte 29/11/1914

Marthe, le 09/04/1905, carte offerte à "meinen Paul" pour son anniversaire

Paul à vingt ans en 1902


Carte postale  Madame Gusdorf  25 rue Bourgneuf  
Bayonne  Basses Pyr.

Tulle  Dimanche 29/11 14

C’est long tout de même ce voyage : voilà 24 hs que nous roulons et nous ne sommes pas encore à Clermont-Ferrand ! Le temps heureusement est beau et le pays que nous traversons superbe.
Bons baisers
                                                  

Paul

jeudi 27 novembre 2014

Carte postale 27/11/1914

Carte postale  Madame Gusdorf  25 rue Bourgneuf  Bayonne  
Basses Pyr.

                       27/11 à 23 hs          Bordeaux

Chérie,
Nous sommes encore à Bordeaux où l’on nous distribue du café cognac et où les dames de la Croix Rouge nous offrent des cigarettes et ces cartes.
Bons baisers pour toi et les enfants et bonjour pour la famille Fort et Hélène.
                                                  

Paul  



vendredi 21 novembre 2014

Permission du commandant


Ce sera la dernière permission de Paul avant plusieurs années. Il ne reverra pas Marthe sa femme, ses enfants Suzanne, Alice et Georges, ni Caudéran, avant longtemps. Depuis la fin du mois d'août il a fait ses classes au dépôt de Bayonne, où des légionnaires (tous français ou naturalisés) sont venus de Sidi Bel Abbès pour encadrer les nouvelles recrues qui se sont engagées pour la durée de la guerre, attirés par la naturalisation qui leur a été promise. Des Tchèques en grand nombre, des Polonais, des Belges et des Luxembourgeois ont rejoint le 2ème régiment de marche du 1er Étranger.



François Beautier: 
"Paul et Marthe, “ressortissants ennemis” qui ont fait le choix de rester en France, ont pris le risque d’un internement en camp de concentration : l’engagement précoce de Paul dans la Légion étrangère de l’armée française le leur a évité. Cependant la convention de La Haye du 18 octobre 1907, reconnue par la France en 1910, oblige la France à ne pas utiliser ses engagés étrangers sur des fronts où ils affronteraient leurs compatriotes, ce qui justifie l’envoi de Paul “outre-mer”, au Maroc, très loin de sa famille et dans le contexte d'une guerre coloniale très différent de celui que connaissent les autres Poilus.  
Paul a fait ses classes au centre de recrutement et de formation militaire ouvert à Bayonne par la Légion étrangère et encadré par des Légionnaires venus spécialement de Sidi Bel Abbès, en Algérie, principal centre de la Légion en Afrique du nord. Pour se rapprocher de lui, Marthe et les enfants ont résidé dans la même ville, Bayonne, où l’entreprise L.Leconte, dont Paul est l’un des associés, possède un bureau.
- Ayant occupé la fonction de secrétaire de son colonel, Paul sait parfaitement que son comportement, militaire et civil, sera évalué - y compris à travers ses courriers privés - en vue du jugement de naturalisation qui sera prononcé à la fin de son engagement pour la durée de la guerre. Il se conduit et écrit en cherchant donc à se fondre dans ce qu'il pense être les standards du "bon Poilu" et du "bon Français", sans bien saisir les relations encore ambigües (depuis la Commune et l'Affaire Dreyfus) entre la République et l'Armée françaises, donc sans bien se rendre compte que plusieurs de ses traits d'identité (bourgeois, cultivé, humaniste, polyglotte, juif, allemand, républicain, libéral, social-démocrate...) font de lui un Poilu, un Légionnaire et un candidat à la nationalité française assez peu conforme, donc suspect, aux yeux des militaires de carrière qui l'observent." 

lundi 22 septembre 2014

Permis de séjour

Ville de Caudéran (Gironde)                                     
Caudéran, le 20 9bre 1914



Le Commissaire de police
                                           
Monsieur Gusdorf



Je ne vois aucun inconvénient à ce que votre famille rentre à votre domicile à Caudéran. Il n’y a aucun danger pour elle.
Votre dame devra se présenter à mon bureau à son arrivée pour que je lui délivre un permis de séjour (1).

Le Commissaire de police
                                        (illisible)

(1) Le décret du 2 août 1914 oblige les étrangers en France à demander et obtenir un permis de séjour. Paul, à cette époque présent à son domicile habituel à Caudéran et ayant fait le choix de rester en France, a vraisemblablement demandé et obtenu le sien le 4/8/1914, alors que Marthe, en vacances en Espagne au moment de la déclaration de guerre n'a pu le demander qu'à son arrivée en France, à Bayonne, et devra l'actualiser dès son retour à Caudéran (début décembre 1914).

mardi 2 septembre 2014

En guise d’introduction: Marthe

Marthe, Suzanne et Georges en 1914.
On note que le futur philosophe avait alors des cheveux.
Si Paul a laissé derrière lui un jeu de piste de certificats et d’écrits, il n’en va pas de même pour ma grand’mère, Marthe. 
Point de bulletins scolaires, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a reçu aucune éducation formelle; pas de certificat d’employeurs - et pourtant, elle a travaillé. Les indications dont je dispose sont de l’ordre du - rare - témoignage oral de ses descendants, ou de la mention, en passant, dans une lettre.
Marthe Sturm est née le 30 janvier - une date que Paul ne laissera jamais passer sans lui présenter ses voeux d’anniversaire - 1880, à Schlaben Gruben, d’après les documents officiels, un lieu que Google Maps ignore - peut-être Schladen, à 25 km au sud de Brunswick et non loin de Wolfenbüttel où Paul étudia. Sa généalogie paternelle nous est connue, hélas, par les extraits certifiés conformes des certificats de baptême sur quatre générations que, moins confiante que Paul, elle s’était procurés dès 1940.  Son père, Johann Friedrich, est « Königlischen Steuer-Aufseher », quelque chose comme inspecteur du Trésor. Il est né en 1844 à Rippen, dans une famille protestante, « evangelische ». La mère de Marthe, Albertine Voigt, protestante également, est née le 26 mars 1849 à Küstrin sur Oder, aujourd’hui à la frontière polonaise, où on annonce ses fiançailles avec Johann Friedrich le 3 mars 1872. Le père de Marthe a servi pendant la guerre de 70 « für Kaiser, König und Vaterland » comme l’atteste un  diplôme qui m’est parvenu; un Prof. Dr. Friedr. Vogt a cosigné en 1923 avec un Prof. Dr. Max Koch une Histoire de la Littérature allemande, d’après un bon de commande précieusement conservé dans les archives de mes grands parents — est-ce membre de la famille? Ce sont les seuls papiers dont je dispose.
Marthe elle-même, dans un lettre à son fils, se vante de pouvoir remonter son arbre généalogique paternel sur six générations. Au commencement, il y avait Christian Sturm, « Senator und Fabriquen Inspector », né en 1695. Il a un fils pasteur, Christian Sturm, né en 1728, marié à une fille de pasteur. L’arrière-grand-père de Marthe, son fils, encore un Christian Sturm,  était Tuchmachermeister, tisserand, et maître d’école; son fils unique, Karl Friedrich Christian, né en 1795, est destiné à devenir pasteur, et envoyé à Göttingen faire sa théologie. Il se rebiffe: très bien, lui dit son père, tu travailleras avec moi, mais tu commences comme apprenti. Le jeune homme épouse une femme riche, Charlotte Kuhnow, cependant, continue l’affaire paternelle, et donne à ses enfants une éducation supérieure. Il a la mauvaise idée, malheureusement, de prêter de l’argent à un ami; l’ami fait faillite et entraîne Karl Friedrich dans sa ruine: il fera même de la prison, et sa famille connaît la misère, ce dont le père de Marthe, Johann Friedrich (un garçon porte ce prénom à chaque génération), le plus jeune des enfants, se souviendra toute sa vie. 
Ce Johann Friedrich, père de Marthe, né en 1844, a participé à la première bataille de la guerre de 70, la bataille de Wissemburg und Wörth, et y a été blessé: il a reçu des éclats d’obus dans le côté gauche, le coeur a été touché, et le médius de sa main gauche arraché. Quand il meurt, c’est, d’après sa famille, des suites de ces blessures. Marthe a deux soeurs, Helena et Charlotte, et un frère qui porte le prénom familial de Johann Friedrich.
Le père de Marthe avait servi dans les grenadiers.
Sur l’enfance et l’éducation de Marthe, rien ne nous est parvenu, sinon qu’elle a été formée comme couturière, ou modiste, et fera longtemps elle-même tous les vêtements de sa famille. L’année 1900 la trouve en ville, à Brunswick ou Hanovre, où elle est employée comme « ouvrière » dans une grosse boutique de tailleur. C’est là que Paul l’aperçut pour la première fois. Une légende familiale veut qu’il lui ait donné des leçons de français - une langue qu’ils viendront l’un et l’autre à parler et écrire admirablement. Les deux jeunes gens entament une correspondance nourrie: en restent deux coffrets de lettres, et un énorme album de cartes postales, encore en ma possession, mais en allemand, hélas, et dans une graphie à peine déchiffrable. On note cependant que Paul voyage beaucoup pendant ces années, et que les amoureux se retrouvent plusieurs fois au bord de la mer ou à la montagne pour des séjours de vacances sans doute chaperonnés. 
Je n’ai aucune idée de la manière dont les deux familles - protestante et juive - ont accepté les fiançailles et le mariage en 1906 des jeunes gens. On peut noter que Paul a attendu la mort de ses parents pour épouser Marthe, mais il peut y avoir à cela des raisons autres que familiales. Le mariage donne lieu à une fête, où l’on chante, et où les amis sont invités.  Paul restera en contact avec son frère Adolf ; des lettres indiquent qu’il lui a même prêté de l’argent. Venu en visite avec un camarade dans les années 30, sans doute peu avant son départ pour la Yougoslavie, puis la Palestine, le fils d’Adolf, Hans, se voit accueilli un peu fraîchement: mais c'est parce qu'il est accompagné d'un ami, « un sale Allemand ».
Dans tout cela, il est difficile de se faire une idée sur la personnalité de Marthe, et sur ce qui a pu pousser les deux jeunes gens l’un vers l’autre. Ce sont les lettres de la guerre de 14-18 qui vont dessiner une relation difficile et passionnée. 

Anne-Lise Volmer-Gusdorf 


Merci à Patrick Pouyanne pour ses précieuses indications généalogiques.