lundi 1 décembre 2014

Lettre de Lyon 01/12/1914


Madame Marthe Gusdorf  22, Rue du Chalet  Caudéran  
près Bordeaux (Gironde)

Lyon, le 1° Décembre 1914
   
Chérie,

Voilà donc 24 heures depuis notre arrivée à Lyon (1). Quel voyage! Partis samedi à 14 hs 25 nous avons débarqué ici lundi vers 14 heures. Il faisait froid et les quelques sardines en cours de route ne nous réchauffaient guère ! Heureusement que j’avais mes provisions, mon rhum “du vieux colon” (2) et mes sous pour acheter par ci par là un bol de bouillon chaud et un café ! 
Les premières 24 hs ici ont été plutôt dures et un cri s’échappait de toutes les lèvres : ”Notre bon petit trou de Bayonne !” Nous sommes logés dans une école, une cinquantaine de poilus par salle sur des paillasses - heureusement qu’il y a des poilus (3) car il fait froid ! L’ami Mégeville (4) couche dans une chambre avec les adjudants de sa compagnie donc pas moyen pour moi de le rejoindre. Et je n’étais plus habitué aux repas à la gamelle - il faut s’y rhabituer pardi ! La distribution des repas se fait dans de mauvaises conditions, espérons que cela changera encore ! Dans tous les cas, l’impression des premières 24 heures est plutôt médiocre et si je ne peux pas me débrouiller demain de trouver un poste de secrétaire, je tâcherai de ficher le camp le plus tôt possible en Algérie (5). Il y aura demain 40 poilus d’ici qui doivent y partir, car on ne veut pas envoyer les boches (6) sur le front du Nord et de l’Est (7). Si je ne réussis pas à me caser, je vais commencer l’exercice avec toute mon énergie ! Ce qui me manque ici, c’est le “chez moi” au coin du feu où l’on n’est pas observé et à l’aise. Supporte cette séparation avec autant de courage que moi et sois persuadée qu’elle est aussi dure pour moi que pour toi, sinon davantage ! Rentre le plus tôt possible à Caudéran de façon à ce que tu restes le plus longtemps possible avec les Devilliers et n’oublie pas d’aller prendre immédiatement ton permis de séjour et de passer avec Baboureau (8) au Comptoir d’Escompte pour régulariser la procuration. Écris aussi à Emma Schulz (9) de ne plus envoyer que des cartes écrites en français et te donnant le contenu des lettres de chez toi.
Lyon est une très grande et belle ville. Pas mal d’institutions copiées sur les villes allemande que le maire de Lyon (10) doit avoir étudiées. Je me propose de faire dimanche une grande promenade. Pour découcher il n’y a rien à faire, même les sergents et les sergents-majors (les derniers non mariés) (11) doivent coucher à la caserne. Dans les cafés, défense de donner de l’alcool aux soldats ! Je ne crois pas du reste que nous resterons longtemps ici. Si cette malheureuse guerre voulait seulement se terminer bientôt ! Les russes semblent bien s’y mettre, qu’ils fassent comme les nègres (12)!
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges est rétabli ? Tu dois respirer à te retrouver bientôt dans notre home de Caudéran. Et je t’assure que nous y serons heureux une fois cette guerre terminée. On s’habitue tellement l’un à l’autre que le seul sentiment d’être si loin donne quelque chose comme le mal du pays, mal qui est en vérité attaché plutôt à la personne qu’au pays.
Ce qui était touchant pendant ce long voyage, c’était l’enthousiasme de la population tout le long du trajet. Des mouchoirs s’agitaient, les femmes envoyaient des baisers et les enfants des fleurs. Au moment du départ je sentais une mélancolie profonde - heureusement que le coup du clairon vint dissiper toute cette tristesse flottant dans l’air.
Ecris moi bientôt à la 2° compagnie du 1° Etranger (Rue de la Vierge) et embrasse bien les enfants.
Le bonjour aussi à Hélène et Famille Fort.
1000 baisers.
                                                         Paul

P.S. Le colonel arrivait
le dernier moment à la gare
et me disait quelques mots 
gentils. J’aimerait juste qu’il

soit venu avec nous.

Notes: (François Beautier)
1. "Lyon" : le plus important des centres de regroupements installés en métropole par la Légion basée à Sidi Bel Abbès (Algérie). Paul y est affecté au détachement qui a été formé à Bayonne, lequel se fond ensuite dans la Seconde compagnie du Premier régiment étranger.
2. "rhum du vieux colon" : marque d'un rhum de qualité supérieure importé et préparé par la maison  Hannapier, Peyrelongue et Compagnie sise à Bordeaux.  
3. "il y a des poilus" = des poêles ? (plutôt que des Poilus). À moins que Paul ne fasse allusion à la chaleur animale...
4.  "Mégeville" : camarade de régiment rencontré (ou retrouvé ?) à Bayonne, sous-officier. Son nom est orthographié "Miégeville" dans la lettre du 3/12/14.  
5. “Algérie” : le siège de la Légion en Afrique du nord est à Sidi Bel Abbès, en Algérie. 
6. "les boches" : vocabulaire inhabituel chez Paul qui choisit de s'exprimer comme le Poilu ou le Français "de base" qu'il souhaite incarner.
7. "le front du Nord et de l'Est" :  référence à la Convention de La Haye du 18 octobre 1907, reconnue par la France en 1910, qui interdit d'utiliser des engagés étrangers sur des fronts où ils affronteraient leurs compatriotes.
8. “Baboureau” : collaborateur de Paul à Bordeaux. 
9. “Emma Schulz” : amie suédoise de Marthe, qui lui sert d’intermédiaire (en pays neutre) pour communiquer avec sa famille restée en Allemagne. Paul craint que ses longues lettres en allemand, venues de Suède, n’éveillent des soupçons sur lui-même et son épouse. 
10. “maire de Lyon” : il s’agit d’Edouard Herriot, sénateur-maire radical, qui avait préparé sa ville à accueillir entre mai et septembre 1914 l'Exposition internationale consacrée à l’urbanisme et à l’hygiènisme (l’entrée en guerre l’avait conduit a fermer les pavillons de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie).
11. "(les derniers non-mariés)" : ces derniers ? 
12. “les nègres” : ce mot peu cohérent avec les idées de Paul est choisi pour renvoyer à l'expression bien française "travailler comme des nègres", donc à l'idée que la Russie serait l'esclave de la France et de l'Angleterre, ses alliées, et qu'elle devra faire la guerre comme la font les "nègres" des troupes coloniales françaises depuis l'automne 1914. Il s'agit aussi peut-être d'une allusion au roman “Le Nègre de Pierre le Grand” - dans lequel Alexandre Pouchkine évoque en 1827 son bisaïeul africain qui, d’esclave, sut devenir l'alter ego du tsar - destinée à rassurer Marthe en lui faisant valoir que les Russes se hisseront vite au niveau de leurs alliés et contribueront à abréger la durée de la guerre. 

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