mercredi 30 septembre 2015

Lettre du 01.10.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 1° Octobre 1915

Ma chérie,

Nous voilà déjà au mois d’Octobre : encore 3 mois et l’année 1915 aura vécu ! Mon seul désir est de voir la fin de la guerre, avant le 31 Décembre ! Comme les Communiqués de ce dernier temps sont excellents, tout espoir n’est point perdu. Le communiqué affiché hier parlait de l’anéantissement de 3 corps d’armée allemands, soit près de 200 000 hommes, et de la prise de 79 canons (1). Il semblerait donc qu’on a commencé le grand coup décisif et s’il réussissait à faire reculer l’armée allemande jusqu’à la frontière seulement, on pourrait réellement parler d’une terminaison prochaine des opérations. Attendons donc la suite des évènements qui un jour ou l’autre devront nécessairement se précipiter .
Je viens de lire une jolie description illustrée de la maison du poète Gabriele d’Annunzio (2) en France, au Moulleau près d’Arcachon. Il est dommage que nous n’ayons pas eu le temps de pousser jusque là ; il y a un petit tramway qui relie le Moulleau à Arcachon. C’est là aussi qu’on voit l’Océan. La maison d’Annunzio est donc une jolie villa dont l’intérieur montre un luxe raffiné jusque dans les derniers détails. Lui est toujours accompagné par 3 lévriers blancs des Pyrénées ! 
Ta lettre du 20 Septembre vient de me parvenir à l’instant. Pourquoi diable veux-tu que ce distingué Sturm soit un Sturm émigré (3)? Le nom Sturm n’est pas si rare que cela en Allemagne. Pour ma part, j’ai connu le lutteur Albert Sturm, champion de Berlin, et un cycliste Sturm, Bavarois ou Saxon (4)!
Merci du paquet de chasselas qui, j’espère, ne subira pas le même sort que le dernier envoi de chocolat. Comme fruit il n’y a guère ici que des figues et des grenades, les dernières, bien mûres maintenant, sont délicieuses. En as-tu jamais mangé ? Les bicots qui, au début, venaient très nombreux vendre des volailles, oeufs etc., sont devenus rares, probablement parce qu’ils ne veulent pas vendre aux prix prescrits (5).
Je suis content aussi d’avoir passé sans aucun dérangement la période des grandes chaleurs. Les cas de fièvre etc. étaient du reste relativement rares dans notre Compagnie qui, l’année dernière, avait été bien éprouvée. Maintenant les nuits sont tellement fraîches que j’ai sorti hier soir un de mes caleçons en tricot et mon chandail.
Ce qui m’étonne énormément c’est que Georges reste tellement en retard en comparaison avec ses soeurs. On dit que d’une façon générale les garçons se développent plus lentement que les fillettes, mais je n’aurais pas cru que la différence soit aussi sensible. Tu ne peux pas te figurer combien je regrette de ne pas pouvoir suivre de près la progression de nos enfants ! Qu’ils aiment voir Guignol au Parc, je me le figure bien, car déjà de mon temps Suzette et Georges s’y amusaient énormément !
Les constructions de notre poste de Djebla se poursuivent activement et j’espère que d’ici quelque temps on nous donnera au moins du repos le dimanche après-midi. Les bâtiments des P.T.T., Bureau de la Place, Popote (6) des Officiers, cuisines et Poste de Police sont terminés. Ce qui est malheureux, c’est que nous soyons toujours sous la guignole.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                               Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "79 canons" : le jour même de cette lettre, le commandant en chef Pétain ordonne l'arrêt de la Seconde bataille de Champagne, trop coûteuse en hommes pour un trop faible gain.
2) - "d'Annunzio" : Gabriele d'Annunzio, prince de Montenevoso, écrivain nationaliste italien (1863-1938), avait fait entre 1910 et 1915 un long séjour au Moulleau, au bord du Bassin d'Arcachon; il y suivait sa maîtresse, Romaine Brooks. Il séjourna dans les villas Saint-Dominique et Caritas.  Il fuyait ses créanciers, et ses maîtresses; il y rédigea "La Léda sans cygne", et "Le Martyre de Saint Sébastien",  et défraya la chronique locale par ses excentricité et ses frasques amoureuses, notamment ancillaires. Il revînt en Italie dès août 1914 et en réclama dès l'automne l'entrée en guerre aux côtés des Alliés. Plus tard il s'engagea dans l'aviation italienne. En septembre 1919 il monta une opération militaire qui lui permit de s'emparer de la ville de Fiume (une des "terres irrédentes"), d'y fonder un État libre qui survécut jusqu'à ce que l'Italie l'intègre militairement en décembre 1920. 
La lecture de cet article sur le Moulleau de d'Annunzio est sans doute à l'origine de l'intérêt de Paul pour le Bassin d'Arcachon. Il achètera une villa au Pyla en 1936. 
3) - Marthe est née Marthe Sturm.
4) - "ou Saxon" : l'Histoire n'a pas conservé de traces de ces deux Sturm sportifs.
5) - "aux prix prescrits" : Paul ne peut pas ignorer que les nationalistes marocains font pression sur les "collaborateurs" des Français pour qu'ils ne leur vendent plus aucune marchandise et ne leur fournissent plus aucun service.
6) - "popote" : ce mot d'argot militaire venu de "pot" (au sens de "casserole" ou de "plat") désigne le local de la table commune des officiers.

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