samedi 12 septembre 2015

Lettre du 13.09.1915

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Gebla, près Bou Ladjeraf, le 13-9-15

Ma chérie,

J’ai tes lettres des 4 et 5 courant et te confirme mes 2 cartes d’ici, envoyées par un muletier à Bou Ladjeraf, puisqu’il n’y avait pas encore de boîte à Gebla. Nous sommes toujours très primitivement installés et couchons - comme des sardines en boîte - sous la guitoune. Il paraît cependant que les marabouts arriveront demain ; peut-être aurons-nous même des paillasses ou des lits au courant de cette année !
En ce qui concerne la situation géographique, Gebla est situé à environ 4 km de Bou Ladjeraf qui est la dernière station avant Taza sur la ligne Oujda-Taza. Voici les principaux postes situés sur cette ligne : Oujda, El Gun (1), Taourirt, Debdon (2), Guercif, M’Conn (3), Oued Aghbal, Bou Ladjeraf et Taza. La ligne sera conduite jusqu’à Fez qui est à environ 100 km à l’Ouest de Taza. J’ai laissé de côté des stations ou postes de peu d’importance et ajoute que le train met 1 jour pour aller de Taza à Guercif, 1 deuxième de Guercif à Taourirt et un 3° de Taourirt à Oujda. Le nouveau poste de Gebla que nous construisons en ce moment aura probablement 3 Comp. (4) au début ; Bou Ladjeraf sera supprimé, du moins le camp (5). Il ne restera que la gare, en forme de blockhaus - comme toutes les gares des petits postes - où l’on laissera 1 section (6). Gebla est situé sur une crête à l’endroit où se trouvait autrefois un grand village marocain, détruit il y a 16 mois lors de la prise de Taza (7) par notre artillerie. Les pierres et briques des maisons en ruine nous servent maintenant à construire les murs & tranchées ainsi que les divers baraquements. Mais le pays en face (8) - non soumis - est encore inconnu. Il y a quelques jours nous avons vu derrière les mamelons - nous faisions corvée de bois - une ville au moins aussi grande que Taza (9), car elle a 5 mosquées et appartient, paraît-il, aux Rhiatas, tribu non soumise. Ces Messieurs nous ont du reste attaqués dès notre arrivée ici, c.à.d. le premier jour, revenant ensuite la nuit et le lendemain. Ils ont été cependant repoussés par l’Artillerie qui disperse tous les jours leurs rassemblements (10). Avant-hier, dans la nuit, ils avaient allumé de grands feux sur les crêtes et on voyait distinctement des hommes autour du brasier. Une batterie de 75 (11) ouvrit aussitôt le feu et le 2° obus tomba juste au milieu ! Il est probable que s’ils continuent leurs attaques, on va bombarder un de ces 4 matins leur ville avec les 5 mosquées. Les autre tribus soumises (12) viennent déjà vendre leur bétail, des volailles, oeufs, raisins, noix etc. Une de ces tribus, qui nous aide à chaque occasion, est campée à 2 km de nous avec des troupeaux énormes, formant des ronds très réguliers avec leurs tentes, ronds dans lesquels ils enferment le bétail pendant la nuit. La colonne Derigoin (13) reste avec nous jusqu’au 17, jour où nous pourrons nous installer en-dedans de l’enceinte fortifiée. D’après les bruits qui courent, nous ne resterions ici que 2 à 3 mois au plus, pour descendre ensuite à l’arrière, peut-être à Guercif , le dernier poste où il y a quelques maisons européennes. Mais on ne peut pas trop se fier à ces bruits. La nourriture, exécrable au début, s’est améliorée quelque peu maintenant. On nous donne depuis 3 jours - oh miracle - 2 quarts de vin par jour. Mais nous avons énormément de travail et vivons comme des sauvages.
Avec 18 kgs notre petit Georges doit être presque obèse ! Je ne crois pas que les vertiges dont il se plaint soient en rapport avec ses yeux ; moi, du moins, je n’en ai jamais souffert. Comme enfant, j’ignorais complètement ma myopie jusqu’au jour où, à l’âge de 8 ou 9 ans, j’ai trouvé une paire de lunettes. C’était devant la maison d’un gros épicier à Stadtallendorf (14) et, en regardant par ce verre, je voyais beaucoup mieux. Plus tard, dans la Bürgerschule (15) (1894) où les classes étaient beaucoup plus grandes et à Wolfenbüttel (16) je devais me mettre au premier rang pour pouvoir voir et en 1896 à Wolfenbüttel mon père m’a pris avec lui à Brunswick (17) acheter ma première paire de lorgnons. A vrai dire, ton propre état m’inspire beaucoup plus d’inquiétude que celui de Georges, car ces périodes d’anémie sont devenues périodiques chez toi ! Qu’est-ce que Melle Campana (18) a dit à ce sujet ? Encore une fois, ne te prive pas au point de vue de la nourriture, car cela se fera sentir plus tard ! Vends plutôt de temps à autre une obligation pour payer Mme Robin (19)!
Penhoat m’envoie une lettre de Leconte disant qu’il espère travailler sous peu sans perte. Mai a accusé encore un déficit d’environ 300 Frs., en comptant les prélèvement d’environ 300 Frs pour chacun. Si l’on arrivait à éviter complètement les pertes pendant la guerre, cela pourrait aller encore ! D’après Leconte, Bordeaux et Nantes travaillent à peu près régulièrement, Bayonne (20) un peu. Fais donc demander par Hélène à Siret si la Compagnie du Gaz a renouvelé son contrat pour un an ; il l’espérait en Juillet dernier.
Plantain m’envoie également une longue lettre de Tarbes (21) donnant quelques explications sur l’attitude de Mme Plantain. Figure-toi qu’après la mort de la belle-mère de Plantain, la mère de la fiancée de Georges est tombée grièvement malade et est morte quelques semaines ou mois après. Sa fille, la fiancée de Georges, qui l’a soignée, a été contaminée à son tour et vient de mourir aussi. Comme le père est mobilisé, la maison et ses affaires à Bègles (22) sont complètement abandonnées et c’est encore Mme Plantain qui doit s’occuper de tout cela. Voilà donc une famille qui a vraiment tous les malheurs, tout en étant bien située au point de vue matériel.  Et tu comprends que dans ces conditions Mme Plantain a bien peu de temps, car elle doit aussi s’occuper de l’affaire du Cours de Bayonne (23)! Georges est, paraît-il, au désespoir ; dès que j’aurai un moment, je vais lui écrire un mot.
Oui, je connais assez bien la Campagne de France (24) et les impressions de Goethe, qui à la suite de ce voyage, a écrit son épos (25) Herrmann et Dorothéa (26), qui donne d’ailleurs quelques détails sur la misère des populations à la frontière, du côté du Rhin. Je vois qu’en face des évènements que nous traversons tu retrouves ton ancien esprit de combativité et tes raisonnements d’antan. Heureusement que tu promets de ne pas ouvrir le feu sur moi ! Tu ne te figures pas comment on s’abrutit au milieu de cette vie brutale qui ne laisse même pas le temps de se saisir, de réfléchir sur quoi que ce soit. On vivote, dans les trous et les branches, comme les hommes primitifs, sales et dégoûtants. On se retient parfois difficilement pour ne pas donner une réponse mordante qui augmenterait encore la réputation de soldat indiscipliné !
Depuis avant-hier le bruit court que l’Allemagne a fait une proposition de paix et qu’on négocie déjà ferme à Washington (27). L’Allemagne rendrait tous les pays envahis et l’Alsace, l’Italie aurait Trente, mais l’Allemagne demanderait la Courlande (28) et le Maroc (29). Cette proposition, si elle est vraie, indiquerait tout de même une lassitude de l’Allemagne et le désir d’en finir avant le désastre. Ce serait le premier pas qui coûte le plus cher et qui laisserait prévoir de nouvelles concessions indispensables !
J’ai bien pensé à mon entrée à la Légion le 23 Août (30) et je penserai aussi beaucoup le 16 Septembre à l’année 1908. Je crois que malgré toutes les vicissitudes de la vie nous pouvons nous féliciter ce jour et nous embrasser aussi tendrement qu’il y a 7 ans.

                                                   Paul

Meilleurs baisers pour toi et les enfants. Veux-tu m’envoyer à l’occasion 2 ou 3 paires de mes chaussettes et la paire de bandes molletières que j’ai reçue à Bayonne ! Pas de livres s.v.p.
L’endroit ici s’appelle Djebla (31).


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "El-Gun" : il pourrait s'agir de l'actuel El-Aïoun.
2) - "Debdon" : actuel Debdou, à 40 kilomètres au sud-sud-est de Guercif, sur les hauteurs dominant la ligne dont la station correspondante pourrait-être l'actuel El-Agreb.
3) - "M'Conn" : actuel Msoun.
4) - "3 Comp." : 3 compagnies qui, vraisemblablement, se relaieront dans ce poste.
5) - "du moins le camp" : très proche de la garnison de Taza donc inutile.
6) - "1 section" : soit 8 à 13 hommes.
7) - "prise de Taza" : les Tazis, entrés en rebellion au printemps 1914, ont été réprimés à l'artillerie et leur ville, Taza, a été ainsi “pacifiée” du 9 au 13 mai 1914. Une grande parade fut organisée à Taza par le résident général Lyautey le 16 mai 1914 pour célébrer la jonction, par la prise de la ville, des troupes françaises des deux Maroc, l'Oriental et l'Occidental.
8) - "le pays en face" : vers le nord, c'est-à-dire le revers sud du Rif et, au-delà, le Maroc espagnol.
9) - "aussi grande que Taza" : Paul a peut-être vu de loin, en regardant vers le sud-ouest, la ville actuellement dénommée Sidi Abdellah des Rhiata, mais il se peut aussi qu'il  s'agissait seulement de la casbah de Taza, que les Légionnaires surnommaient "ville mystérieuse" puisqu'ils ne pouvaient y entrer, et que Paul n'avait jamais vue de loin. 
10) - "rassemblements" : il s'agit de nouvelles tentatives des tribus rebelles de toute la région du Moyen Atlas et du Rif oriental d'anéantir les avant-postes français et de prendre Taza. Les précédentes avaient eu lieu à la mi-août ; les prochaines auront lieu en novembre.
11) - "une batterie de 75" : un canon de 75 millimètres mis en batterie, c'est-à-dire en situation de tir. C'est à l'époque une arme redoutable, qui tire facilement 20 coups à la minute et détruit précisément des cibles jusqu'à 8 500 m. de distance.
12) - "tribus soumises" : Paul tait l'évidence car même les tribus "pacifiées" sont alors susceptibles de se soulever, du moins partiellement, sous la conduite ou la pression des rebelles nationalistes.
13) - "colonne Derigoin" : le lieutenant-colonel Derigoin s'était illustré en novembre 1914 en secourant depuis Mekhnès un commando du colonel René-Philippe Laverdure qui avait vainement tenté d'enlever le chef des Zayanes (le caïd Moha-ou-Hammou) dans son camp retranché de Elhri au sud-est de Khénifra. En septembre 1915, le colonel Derigoin commande un groupe mobile des Bataillons d'Afrique dans la région de Taza menacée par la rébellion conduite par les Rhiatas et les Beni-Ouaraïn. Paul cite ce personnage héroïque vanté par la presse pour rassurer Marthe. 
14) - Stadtallendorf (ex Stadt Allendorf), village d'enfance de Paul, au sud de Hanovre, en Basse-Saxe (Niedersachsen).
15) - "la Bürgerschule" : l'école municipale (de Bisperode, en Basse-Saxe, où la famille habitait).
16) - "Wolfenbüttel" : ville de Basse-Saxe où Paul fit ses études, à l'école supérieure "Samson Schule", célèbre école juive fondée par le banquier Philipp Samson, qui fonctionna de 1786 à 1928.
17) - "Brunschwick" : Braunschweig, grande ville à l'est de Hanovre, en Basse-Saxe.
18) - "Melle Campana" : la pédiatre qui suivait les enfants. 
19) - "Mme Robin", propriétaire de la maison louée par les Gusdorf à Caudéran.
20) - "Bayonne" : Paul énumère les ports charbonniers sur lesquels la société Leconte travaille en important de la houille pour le compte de clients comme la Compagnie du Gaz (de Bordeaux) qui vend à la ville du gaz d'éclairage qu'elle produit à partir de houille dont elle revend le sous-produit (le coke) à des métallurgistes. La guerre, en réservant une part plus importante des combustibles fossiles aux industries d'armement et aux transports militaires, a restreint le marché de l'éclairage public au gaz, d'ailleurs concurrencé par l'électricité. Il semble que le renouvellement du contrat d'approvisionnement  en houille de la Compagnie du Gaz de Bordeaux par la société Leconte se fasse alors attendre. 
21) - "Tarbes" : ville industrielle (agro-alimentaire, arsenal), chef-lieu des Hautes Pyrénées.
22) - "Bègles" : ville industrielle et portuaire du sud-est de l'agglomération bordelaise.
23) - "Cours de Bayonne" : à Bordeaux, en plein centre, près de l'Opéra. Mais rien du courrier de Paul ne dit de quel type d'affaire il s'agit.
24) - "Campagne de France" : il s'agit de la campagne des émigrés antirévolutionnaires tentant de revenir de force en France en 1792, que Goethe a suivie d'août à novembre 1792 et dont il rapporte le récit dans un journal publié en France en 1822 sous le titre "Campagne de France". 
25) - "épos" : épopée.
26) - "Herrmann et Dorothéa" : livre de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) publié en 1797 en Allemagne et en 1798 en France sous le titre "Hermann et Dorothée". En se référant à ces textes où Goethe traite des différences de civilisation entre l'Allemagne et la France dont il vante l'esprit révolutionnaire, il semble que Paul réponde à une critique de Marthe l'accusant de tenir le mauvais rôle réactionnaire (comme les émigrés et les Allemands de Goethe) dans la guerre coloniale qu'il mène au Maroc.
27) - "Washington" : en septembre 1914 (un an auparavant) les socialistes américains avaient invité à leurs frais les socialistes européens à se réunir à Washington pour y décider d'une paix des peuples. Cette démarche ayant échoué mais ayant soulevé de grands espoirs, des rumeurs circulent sur sa reconduction et son démarrage effectif à la suite de la Conférence socialiste internationale réunie en Suisse, à Zimmerwald, du 5 au 8 septembre 1915, aboutissant à un accord sur le constat "L'Europe est devenue un gigantesque abattoir d'hommes" et sur l'appel "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !". La rumeur dont fait état Paul se distingue par son luxe de détails néanmoins tous dénués de fondement. En ce qui concerne "Washington", notamment,  les seules démarches extérieures des USA en 1915 furent de protester le 7 mai auprès de l'Allemagne responsable du torpillage du Lusitania, et d'envoyer des Marines à Haïti, en juillet, pour maintenir l'ordre à la suite de l'assassinat du dictateur local.
28) - "Courlande" : région de la Lettonie, anciennement germanophone, administrée par la Russie depuis 1795.
29) - "Maroc" : convoité par l'Allemagne depuis sa victoire sur la France en 1871, le Maroc est partagé entre la France et l'Espagne (Tanger devenant port international) lors de la Conférence d'Algésiras en 1906. L'Allemagne tente d'intimider la France en 1911 ("Coup d'Agadir") mais échoue à se faire céder la totalité ou une partie du Maroc (sous influence française), dont l'État officiel, l'Empire chérifien, devient  "Protectorat de la République française au Maroc" en 1912. Ce statut demeurera jusqu'à l'indépendance du Maroc en 1955.
30) - "le 23 août" : dans l'ensemble de son courrier (conservé), Paul mentionne trois fois le moment de son engagement dans la Légion, à trois dates bizarrement différentes : les 21, 22 et 23 août 1914. 

31) - "Djebla" : Paul rectifie l'orthographe pour que le courrier lui arrive bien.

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