mercredi 16 septembre 2015

Lettre du 17.09.1915

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Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 17 Septbre 1915
près Taza (Maroc Oriental)

Chérie,

J’ai ta lettre du 8 et le gros saucisson m’est également parvenu ce soir en excellent état. Comme nous avions ce soir un bon plat supplémentaire à l’escouade (un brave avait dégoté un foie et un coeur de veau) l’attaque du saucisson est remise à demain.
Hier, anniversaire de notre mariage, j’ai pu méditer sur la vicissitude de la vie humaine Le matin, j’ai travaillé à la construction d’un petit Blockhaus et le soir j’ai transporté ... des briques. La nuit j’étais de garde et de 0 à 1 h 40 du matin j’étais en faction dans la tranchée, fusil chargé et baïonnette au canon. Tu avoues que c’est presque une ironie ... mais enfin j’ai eu le loisir de me rappeler mille petits détails depuis le “Kronprinz Hotel” (1) jusqu’à la naissance de notre Suzette !
Hier, les bicots (2) nous ont envoyé un parlementaire avec un ultimatum (3): que nous aurons à décamper dans les 24 hs d’ici, faute de quoi nous serions attaqués par 6000 fantassins et 2000 cavaliers, c.à.d. le double de ce que nous avons ici, en comprenant la colonne Derigoin. Ils peuvent toujours venir, mais enfin, tu vois les progrès qu’ils font, c’est tout comme chez nous !
Penhoat m’écrit qu’il est entré dans la musique de son régiment. Il va toujours bien et reçoit tous les mois une lettre aigre-douce de Nantes.
Les travaux de notre camp avancent tout de même avec tout ce monde de travailleurs et j’espère que dans une dizaine de jours nous pourrons coucher dans des baraques ou tout au moins dans des marabouts.
Je me rappelle bien du bruit que le livre Goetz Krafft (4) a fait lors de son apparition sans cependant me rappeler le contenu de ce bouquin qui fut quelque peu malmené par le Welt am Montag.
L’histoire des Juifs en Russie telle qu’elle ressort de la séance de la Douma (5) est un tableau sombre que je n’aurais plus cru possible après toutes les déclarations officielles et officieuses faites après le commencement de la guerre sur la différence entre partis, religions et races qui devaient se confondre en Russie comme ailleurs. Et il est fort à craindre que la plupart des belles promesses faites au moment du danger par les grands caïds couronnés ne soient complètement oubliées une fois le calme et la sécurité rétablis. La Socialdémocratie allemande par exemple en saura quelque chose ! Je pense tout de même que le Peuple Russe profitera le plus des suites de la guerre et que là-bas en Russie bien des choses seront changées !
Je suis content que tu aies des nouvelles de chez toi (6); ce n’étaient probablement que quelques mots écrite sur une carte postale ?
En relisant la lettre de Plantain, je constate que je me suis trompé en ce qui concerne Mme P. C’est son homme de confiance de la route de Bayonne (7), mobilisé, qu’elle doit remplacer et non le beau-père éventuel de Georges !
Pour ce qui est de la guerre, il paraît que les Russes ont repris l’offensive et même vigoureusement (8). On n’entend plus parler de la prétendue conférence de paix de Washington, mais il y a pas mal de monde qui croit que la guerre sera terminée avant la fin de l’année. Pourvu que cela soit vrai seulement !
Donc Georges, ce gros garçon de 18 kgs, suce toujours son pouce ? Est-ce que ton rhume est passé maintenant ?
le 18-9

Les bicots ne nous ont pas dérangé cette nuit ; il paraît qu’à l’appel il leur manquait un homme (ils n’étaient que 5999 au lieu de 6000 fantassins (9)).
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                               Paul 



Notes (François Beautier)
1) - "Kronprinz Hotel" : sans doute l'endroit où Paul et Marthe passèrent leur nuit de noces.
2) - "bicots" : toujours sans majuscules et ici encore désignés par un surnom irrespectueux, les Marocains sont présentés par Paul comme des plaisantins, sans aucun doute pour rassurer Marthe. Cependant la remarque "tout comme chez nous" se réfère à une relation qui devient manifeste entre la prolongation de la guerre en Europe, à laquelle participent des troupes coloniales, et l'expression de revendications nationalistes indépendantistes dans les pays colonisés par les Européens, tant au Maroc qu'en Inde, par exemple.  
3) - "ultimatum" : cet ultimatum n'a pas été rapporté par la presse qui était à cette époque tout occupée par l'Exposition franco-marocaine de Casablanca, ouverte le 5 septembre 1915 pour afficher l'emprise de la France sur le Maroc, malgré les rebellions nationalistes menées contre la France et contre le gouvernement marocain (le Makhzen) du sultan Moulay Youssef (régnant de 1912 à 1927) accusé de collaboration avec la France colonisatrice.
4) - "Goetz Krafft" : il s'agit probablement du livre en 4 volumes "Die geschichte einer jugend" (histoire d’un jeune, une jeunesse allemande) publié à Berlin en 1905, puis à La Haye en 1907, non traduit en français, qui fit effectivement l'apologie d'une éducation sévère, d'inspiration nationaliste et militariste. Le supplément culturel du lundi du journal libéral "Die Welt" en fit immédiatement la critique puis, durant la Grande guerre, en évoqua la responsabilité dans l'attitude belliciste de l'Allemagne. Le rédacteur en chef du "Die Welt am Montag" (le monde du lundi) depuis 1906, Hellmut von Gerlach, voulait ainsi appuyer ses propres exigences d'une conciliation pacifique. Cette politique valut au journal de disparaître en 1933. On peut supposer que Paul, accusé par Marthe d'être encore imprégné de culture militariste allemande, cherche à s'en défendre en se souvenant parfaitement de la critique libérale du livre alors qu'il prétend n'avoir rien retenu du réactionnaire "contenu du bouquin". 
5) - "Douma" : parlement impérial russe institué par la révolution libérale de 1905. Le réveil du nationalisme russe par l'entrée en guerre en 1914 se traduisit immédiatement par un regain d'antisémitisme notamment en Pologne : des milliers de juifs migrèrent vers l'ouest pour se réfugier en Allemagne, en France (Paul en rencontra au dépôt de la Légion à Lyon en décembre 1914, voir sa lettre  du 8), aux USA... La Douma s'en émut à la fin du printemps 1915 et plusieurs des rapports qu'elle fit sur la "situation épouvantable des Juifs de Russie" (selon le député Vinquer, en juin) jusqu'à la fin de la session le 28 août 1915 (10 septembre selon le calendrier russe) furent repris dans la presse alliée. L'intervention des députés Chkhéidzé et Zhubinskii lors de la séance du 24 août 1915 fut même traduite en français et diffusée en livret en France par la "Ligue pour la défense des Juifs opprimés" sous le titre “Interpellation à la Douma sur la politique du gouvernement dans la question juive”. Ce document, largement repris par la presse alliée rapportait notamment que les Juifs étaient accusés par les Russes d'inoculer des poisons dans les casernements et les villes, de renseigner l'ennemi, de tuer les blessés russes sous prétexte de les soigner... et que les Russes pratiquaient contre les Juifs des déportations, des restrictions à l'accès à l'éducation, des interdictions professionnelles, des privations de liberté de presse et de réunion, des pogroms, des discriminations même au sein de l'armée où les Juifs étaient affectés aux combats les plus meurtriers et jamais distingués par des décorations militaires... Noter que Paul ne commente aucunement ni la majuscule attribuée aux Juifs par les Russes (qui les considéraient comme une race distincte et un peuple étranger), ni les actes antijuifs rapportés par la Douma relayée par la presse alliée. Cependant il relève que la supposée "Union nationale" proclamée au début de la guerre en Russie n'a pas survécu un an, et qu'elle ne résistera sans doute pas non plus ailleurs à l'épreuve du temps (c'est le sens de l'avertissement qu'il lance "par exemple" à la social-démocratie allemande adepte d'une union nationale - "Union sacrée" - qu'il juge temporaire et illusoire). Par ailleurs, il conclut des déclarations des réformateurs démocrates libéraux russes à la Douma que la Russie a beaucoup changé en bien, et changera encore, sous l'effet de la guerre.
6) - "de chez toi" : de la famille de Marthe, restée en Allemagne.
7) - "la route de Bayonne" : en fait, le "Cours de Bayonne" (à Bordeaux).
8) - "et même vigoureusement" : effectivement, les Russes ne reculent plus face aux Allemands en Galicie du nord depuis la fin août et reprennent même l'offensive en Galicie du sud depuis le 10 septembre face à l'armée autrichienne.
9) - "6 000 fantassins" : dans ce P.S., Paul relance la plaisanterie visant à présenter les nationalistes marocains comme de plaisants amateurs, dans le but évident de rassurer Marthe, qui lit vraisemblablement dans la presse que les rebelles - même encore mal coordonnés par l'émir Abdelmalek - obligent les Français à mobiliser dans le Moyen Atlas, notamment autour de Taza, l'essentiel des troupes disponibles au Maroc.

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