vendredi 6 février 2015

Lettre du 07.02.1915

Petit rappel en guise d'introduction:
Citoyen allemand installé en France depuis 1906, associé de la société L. Leconte, négociant en charbon, dont il dirige le bureau de Bordeaux, Paul Gusdorf s'est engagé pour la durée de la guerre dans la Légion Étrangère dès août 1914, dans l'espoir d'obtenir ensuite la nationalité française. Il est affecté au 1er Étranger, et d'abord envoyé à Bayonne, où il fait ses classes, avant de partir début décembre 1914 pour Lyon. Il y passe un mois avant de recevoir son affectation définitive au Maroc. Ses capacités intellectuelles et sa connaissance de la calligraphie et de la dactylographie lui ont valu, à Bayonne comme à Lyon, de confortables fonctions administratives. Il s'embarque début janvier 1915 pour l'Algérie, où de nouvelles aventures l'attendent... 
Le blog publie les lettres qu'il a envoyées tout au long de la guerre à son épouse Marthe, de nationalité allemande aussi, restée à Bordeaux avec leurs trois jeunes enfants, Suzanne, née en 1909, Georges (le futur philosophe) né en 1912, et la petite Alice, née en 1914. 



Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran près Bordeaux (Gironde) (France)

Taza, Dimanche, le 7 Février 1915

Ma chère petite femme,

Voici mon premier dimanche à Taza et j’en profite pour te raconter un peu de ce que j’ai vu depuis mon départ de Bel-Abbès. Je suis assis sur le mur extérieur de mon marabout (1), car les tentes sont entourées ici d’un mur haut de 75 cm pour mieux abriter les poilus. Le soleil tape assez dur et la fumée qui s’échappe de la cheminée de la cuisine monte tout droit au ciel. - Le départ de Bel Abbès était assez solennel (2). On nous a donné un paquet de tabac, des allumettes et du papier à cigarettes. Le colonel trouva un mot pour chacun, et tout le régiment, précédé de la music, nous a accompagné à la gare. Le voyage jusqu’à Oujda était très agréable dans des voitures de 3° plus confortables que celles en usage en France. On a déjeuné à Tlemcen, et en parcourant l’Algérie ensoleillée j’ai causé avec le sergent qui nous conduisait du Maroc et de la vie dans le bled, la vraie vie du soldat et du légionnaire en particulier. À la frontière du Maroc nous avons changé de train (3). Une tour en pierres marque la frontière, Algérie - Maroc à gauche et à droite sculpté dans la pierre. Le camp d’Oujda est à cinq km de la gare; le soleil était chaud et le sac lourd. Nous avons dîné et couché à Oujda; la ville arabe, assez grande, est entourée d’un mur crénelé haut de 3 à 4 m et percé de portes assez gracieuses. Beaucoup de monde dans les rues: des magasins européens à côté des boutiques arabes et des cafés maures voisinant avec des restaurants assez confortables et soignés. C’est un commencement de civilisation et dans 4 à 5 ans Oujda sera une ville importante et commerçante. 
Nous sommes repartis le lendemain matin à 5 h sur le petit chemin de fer stratégique à voie étroite qui sur une distance de 170 km va jusqu’à M’Coun (4). Adieu les wagons à voyageurs! Nous montons sur des voitures à marchandises, sur des ballots et fûts entassés et pendant trois jours y goûtons tour à tour la pluie, le froid, le vent et le soleil. On est quelquefois transi de froid et d’humidité; on grelotte, mais on se console mutuellement. Cela vaut encore mieux que marcher le sac au dos, avec fusil, 120 cartouches, équipement etc. Des casbahs (5) arabes par ci par là, des gares qui sont de petits forts, des montagnes filant à droite et à gauche. Le train semble dérailler à chaque courbe, on est secoué effroyablement, et nous sommes presque tous des gens mariés d’un certain âge. 
Nous restons deux nuits à Taourit (6) et une nuit à M’Coun, y laissant quelques hommes. La pluie tombe et les montagnes au fond, les monts Atlas (moyen) sont couvertes de neige. On se décourage lorsqu’il pleut, mais on reprend courage dès que le soleil reparaît. Et le soir la lune argentée verse sa blanche lumière sur ce paysage sauvage. Nous sommes assis ou couchés sur les wagons, nos couvertures sur les épaules, et nous songeons à l’avenir et au passé! Tout à coup un vieux légionnaire commence à chanter d’une voix dure et rauque «Guter Monn du gehst so stille» (7) - deux, trois autres le secondent et la vieille chanson nous tient émus comme autrefois dans la mansarde d’une ville allemande très lointaine on voyait monter la vieille lune et plonger dans sa lumière un «Markplatz» (8) quelconque où les tilleuls murmurent alors que la vieille fontaine chante mélancoliquement. «Morgenrot» (9), «Am Brunnen vor dem Tor» (10) etc suivent, car les allemands et autrichiens parmi nous ont beau être à l’étranger depuis des dizaines d’années ces vieilles chansons leur sont resté dans la tête et aucune «Tonkinoise» (11) n’a pu les faire oublier. 
À M’Coun nous quittons le train. 35 km jusqu’à Taza dans la boue profonde qui colle aux brodequins par paquets de 3 à 4 kg et qui fatigue horriblement. Il n’y a pas de routes ici, ce sont des pistes faites par les convois, et nous traversons des champs fraîchement labourés, passant par des collines, des vallées, des ruisseaux et des ravins. Nous escortons un grand convoi de vivres, et je suis dans l’avant garde du convoi qui se compose de plusieurs centaines de mules, mulets, chevaux et charrettes. En tête, quelques dizaines de spahis et goumiers (12) à cheval dans leurs costumes éclatant de rouge et blanc. À droite et à gauche, quelques sections comme flanc-gardes, et sur toutes les montagnes, sur tous les mamelons des cavaliers. Le coup d’oeil est magnifique dans le soleil superbe; les montagnes des deux côtés deviennent plus hautes et plus blanches; des convois de chameaux passent, et au milieu de notre convoi nous amenons un troupeau de boeufs et de moutons pour les différents postes et camps. Mais que de boue! Une véritable mer de boue qui triple la longueur de la route; et il fait chaud! Avec un certain nombre de poilus, peu entraînés comme moi, je reste à Oued Aghbal, à mi-chemin. C’est un grand camp militaire où les légionnaires et les territoriaux (13) (de Marseille, Nice, Cannes etc) nous font le meilleur accueil. Nous y restons deux jours, bien nourris, cherchant nous-même l’alpha (14) pour nos paillassons.
Le surlendemain, nous sommes repartis avec un autre convoi pour Taza; les «routes» avaient bien séché sous le soleil ardent, et pourtant, à certains endroits, il y avait encore une couche de boue épaisse de 50 cm.Environ 3 km avant Taza, j’ai pu attraper un mulet sur lequel j’ai fait une entrée solennelle dans la ville. Au milieu de prairies vertes que traverse un ruisseau, Taza s’élève sur une colline assez élevée entourée d’oliviers. 4 ou 5 minarets au-dessus des maisons plates qui semblent toutes être des ruines - un vieux mur crénelé qui suit tous les monticules et s’ouvre par ci par là sur des portes à moitié écroulées, quelques coupoles blanches de tombeaux arabes, telle apparaît Taza, avec, comme fond, les montagnes du haut Atlas. C’est comme cela que je me suis toujours représenté Jérusalem (15) (mais en plus grand). Des caravanes de chameaux et mulets s’approchent par la vallée; des troupeaux immenses peuplent les prés, gardés par des arabes à cheval; des cavaliers en burnous blancs ou rouges galopent, et des groupes de mendiants, sales et répudiants sont accroupis au mur. Les routes ne sont point pavées ou chaussées, mais les légionnaires du 1er Étranger sont là par centaines et y travaillent...
Je te parlerai dans ma prochaine lettre de la ville même, intéressante certes, mais répudiante par la saleté des masures arabes et juives.
Je ne sais point ce que sont devenus le tableau et la garniture d’Irlande qui te manquent. Peut-être en cherchant bien tu les retrouveras. Julia m’avait parlé d’un livre réclamé par Madame de Métivier, mais j’ignore lequel et ce n’est pas moi qui l’ai emporté! Mme de M. possède encore mes trois livres que je t’ai signalés et que tu peux réclamer. As-tu eu des nouvelles de notre avoué, maître Bonamy, Nantes? J’espère fermement avoir de tes nouvelles demain ou mardi, car les lettres n’arrivent que tous les deux jours avec les convois de M’Coun. Il y a cependant le télégraphe ici et en outre un poste de télégraphie sans fil. Tu me feras plaisir en m’envoyant le Journal tous les jours et, de temps à autre, une tablette de chocolat. 
Que font les enfants? Et comment vas-tu? Voilà dix jours que je n’ai rien eu de toi.
À bientôt! Mille caresses et baisers pour tous.

Paul

Tu pourras m’envoyer aussi quelques enveloppes et du papier à lettre qui sont hors de prix ici! 


Notes (François Beautier)
1) - "marabout" : nom de la grande tente militaire circulaire blanche en forme de chapiteau (forme, couleur et taille expliquant le surnom de “marabout”, tombe de notable sacralisé en pays musulman), assez haute pour qu'on s’y tienne debout et conçue pour le couchage durable de 16 soldats au sol (pourvu qu’ils aient tous les pieds orientés vers le centre), voire plus sur des lits superposés. 
2) - "solennel" : pour tous ces soldats, ce voyage marque la fin des classes (préparation militaire) et l'arrivée en zone de combat. Le risque de "mourir pour la France" devient réel, ce qui justifie le rituel un peu solennel que rapporte Paul.
3) - "changé de train" : depuis la frontière algéro-marocaine, c'est une ligne provisoire à voie étroite, de 0,60 mètre d'écartement, construite par le Génie militaire, qui dessert le Maroc oriental.   
4) - "M'Coun" : il s'agit de Msoun.
5) - "casbah" : citadelle traditionnelle, cité fortifiée.
6) - "Taourit" : aujourd'hui officiellement Taourirt, petite ville à 110 km. à l'est de Taza, sur la route et la ligne ferroviaire menant au siège de la Légion à Sidi Bel Abbès (Algérie), à mi-chemin entre Taza  et Oudja.
7) - "Guter Mond, du gehst so stille" : célèbre chanson populaire romantique allemande, écrite en 1848-1851 par Karl W. Ferdinand Enslin, où la Lune silencieuse est prise à témoin d'un amour impossible. 
8) - "Markplatz" : place du marché, halle.
9) - "Morgenrot" : aube.
10) - "Am Brunnen vor dem Tor" : "La fontaine devant la porte", chanson populaire allemande aussi titrée "Le Tilleul", dont Franz Schubert donna une version musicale très prisée. 
11) - "Tonkinoise" : titre incomplet d'une chanson française ("La petite Tonkinoise") devenue très populaire en 1906 grâce au comique troupier Paulin. La musique en était de Vincent Scotto ; les paroles de Henri Christiné évoquaient la colonisation de l'Indochine par la France.
12) - "goumiers" : membres d'un "goum", c'est-à-dire d'une unité d'infanterie légère de l'Armée d'Afrique, essentiellement composée d'autochtones. Les spahis marocains appartiennent à des unités de cavalerie légère.
13) - "territoriaux" : soldats de 34 à 49 ans considérés comme trop âgés pour être affectés en première ligne
14) - "alpha" : en réalité "alfa", de l'arabe "halfa", herbacée vivace typique des régions arides, notamment en Afrique du Nord. Les soldats l'utilisent comme de la paille.

15) - "Jérusalem" : Taza, avec ses minarets de mosquées et ses marabouts (tombeaux de personnalités religieusement vénérées), est ici comparée à l'image que se fait Paul de  Jérusalem. Il prend ainsi le contrepied de la revendication de cette ville par les mouvements nationalistes (sionistes) juifs - de plus en plus explicite à cette époque.

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