vendredi 27 février 2015

Lettre du 28.02.1915

Compagnie montée de la Légion en 1910

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran


Taza, le 28 Février 1915

Ma Chère Petit Femme!

Tes lettres des 15 et 17 et ta carte du 16 me sont parvenues ensemble hier soir. C’était la première ligne depuis que je suis à Taza et je commençais déjà à m’inquiéter sérieusement; je t’aurais télégraphié aujourd’hui, mais je suis heureux que cela devienne inutile.
Ta dernière lettre est vraiment trop pessimiste. Crois-moi, j’ai ici également des moments pénibles à passer et bonne partie de mes camarades se trouvent dans le même cas: alors on se dit tout bas que ceux qui ont perdu un père, frère ou mari ou même une jambe ou un bras sont encore plus mal que nous. Et puis on se console en se disant que cela ne peut pas durer; tout au plus quelques mois, disons jusqu’en Juillet-Août pour mettre les choses au pire... Il est certes désagréable que le séquestre ne soit pas encore levé, mais je m’attendais bien à deux à trois mois et je pense qu’au mois de Mars l’affaire sera liquidée. L’avoué qui est docteur en droit a une bonne réputation et comme Leconte lui a versé une provision de 200 Frs tu n’as qu’à lui écrire de temps à autre pour le talonner un peu. Quant au loyer, tu ne paieras rien jusqu’au 10 mai, c’est à dire jusqu’à l’expiration du moratorium (1) de 90 jours. Et comme le moratorium sera vraisemblablement prolongé, tu pourras même payer plus tard. En attendant tu peux vendre une à une les obligations du Crédit Foncier 1902 et 1891, ou encore écrire un mot à Penhoat. Tu auras bien aussi quelques intérêts; quant à moi il me faudra à partir de fin Mars environ 20/25 Frs par mois (2). Tiens moi au courant de ta correspondance avec Me Bonamy. En ce qui concerne Leconte, il a tout intérêt à ne pas pousser les choses trop loin, car il a bien besoin non seulement de nous, mais encore de notre argent et le séquestre doit le gêner considérablement. Une fois parce que le séquestre peut immobiliser ma part dans une banque, et puis cela se sait aussi à Nantes (3) et il a tout intérêt aussi de le faire lever. Au fond, l’État, en mettant ma part sous séquestre, en est responsable jusqu’à la levée.
Mais tout cela se passera et s’arrangera, j’en suis sûr, et je te prie seulement de ne pas désespérer. Si tu avais seulement quelqu’un à Bordeaux avec lequel tu pourrais causer librement, mais c’est là le malheur... (4) Enfin avec le beau temps les évènements en France se précipitent et ce serait bien le diable si d’ici 2 mois il n’y avait pas une décision!
Ton échantillon recommandé est arrivé ici un peu molesté; il faudrait un peu de toile autour, ou bien un petit carton. Je crois que tu n’as pas besoin de recommander ces envois; 4 paquets de journaux sont bien arrivés, mais je n’ai pas payé de surcharge pour le premier envoi non affranchi. Merci pour le tout! J’ai ainsi une jolie provision de papier à lettres et pourrai t’écrire plus souvent. Les colis postaux arrivent ici assez promptement, mais je n’ai réellement pas besoin de grand-chose: une paire de chaussettes russes me ferait plaisir (Fusslappen) (5). Ce sont deux morceau de toile assez forte grands chacun de 40x40 cm; on marche beaucoup mieux dedans que dans les chaussettes; tu peux cependant à l’occasion envoyer une seule paire de chaussettes en coton.
La journée d’aujourd’hui était superbe. Je suis resté jusqu’à 7 h 1/2 au lit et après la soupe je suis descendu avec un camarade au ruisseau l’Oued (6), à 1 km du camp. C’est un très joli coin où sous des oliviers on trouve des milliers de violettes. J’en ai cueilli un joli bouquet et j’en mets quelques-unes dans cette lettre, avec un tout petit morceau d’olivier. Tu sais que c’est le signe de la paix et que le pigeon envoyé de Noé est revenu avec une feuille d’olivier au bec: c’était le signe que le déluge (7) était passé et que bientôt la vie normale reprendrait. Nous sommes restés quelques heures sous les arbres au bord de l’eau fumant forces pipes et regardant les prés fleuris qui s’étendent à perte de vue sur le flanc des montagnes. Des fleurs en tel nombre comme on les trouve seulement sur les cartes de Pentecôte (8), de véritables Ringstwiesen (9), comme tu voulais en faire voir une fois à nos enfants! Des vignes grimpent sur les oliviers, produisant en Août des grappes de raisin lourdes de 1 à 2 kilos. Le ciel était si bleu ou les murs de Taza si blancs qu’on aurait pu se croire sur la terre promise (10), seulement de temps à autre on entendait quelques coups de canon lancés par un de nos «blockhaus» (11) ou du poste de Mazurka (12), à 10/12 km d’ici. 
D’une façon générale nous sommes assez tranquilles ici. Les marocains n’attaqueront pas Taza car nous y avons trop de troupes et de l’artillerie. Mais en reconnaissance il y a quelquefois des escarmouches et nous avons quelques blessés après avoir canonné quelque village marocain. 
Depuis quelques jours nous recevons tous les jours 1/4 de vin, et je pense que le dimanche va être complètement libre à l’avenir comme aujourd’hui. Jusqu’ici nous avions le matin corvée de lavage, mais cette fois-ci nous l’avons eue samedi après-midi et j’en ai profité pour prendre un bon bain dans l’Oued. À partir du mois prochain nous marcherons en costume kaki, très joli, avec le casque tropique (13).
Oui ma chérie, on devient bien modeste en maniant la pelle ou la pioche ou en allant à la corvée de bois (14). Et pourtant là aussi il y a parfois de bons moments: lorsque le travail est fait, on reste à se reposer; on est là étendu dans l’herbe, 120 cartouches sur le ventre et le bon fusil à côté, et l’on songe que la vie est tout de même bien bizarre. Il y a dans mon escouade un Alsacien de Mulhouse qui va finir ses 15 ans en Juin et qui songe à se retirer dans sa ville natale redevenue française (15), manger sa retraite de 700 Frs et ayant droit à un emploi civil; un persan (16) qui a vu la moitié du monde et qui fut interprète à l’ambassade persane à Berlin et à Constantinople; un chèque (17) de Prague, un ou deux polonais, un italien, un breton, quelques Français, et un badois (18) de Loerrach im Wiesenthal (19). Il y a donc assez de tempéraments différents (20) et des discussions en conséquence.
Je voudrais bien voir Suzette prenant sa leçon, et Georges y assiste-t-il aussi? Alice doit marcher bien maintenant; que de changements lorsque je rentrerai! Les enfants parlent-ils souvent de moi? J’espère toujours que je pourrai les embrasser bientôt, et en attendant je t’envoie pour vous tous mes meilleurs baisers. 

Paul



Dis le bonjour à Hélène ainsi qu’aux Devilliers et à Mme Plantain.




Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "moratorium" : moratoire (Paul emploie le terme juridique savant).
2) - "20 à 25 francs par mois" : cet argent de poche (plutôt "de bouche" pour Paul et la plupart de ses collègues) correspond à quatre fois la solde mensuelle du soldat de seconde classe mais au 1/5ème du salaire mensuel d'un instituteur. 
3) - "cela se sait aussi à Nantes" : de fait, le capital de la société à responsabilité limitée se trouve réduit de la part de Paul, mise sous séquestre, ce qui nuit à la confiance que l'on peut accorder à la compagnie et donc à ses affaires.
4) - "mais c'est là le malheur..." : Paul évoque sans doute non seulement le peu de confiance que Marthe accorde à ses relations et voisins, du fait des suspicions et dénonciations dont elle a été victime en tant qu'Allemande, mais aussi son caractère peu liant, qui accentue son isolement.
5) - "fusslappen" : Paul désigne en allemand un élément de vêtement surtout porté par les soldats d'Allemagne et d'Europe centrale et orientale, nommé en France  "chaussette russe" mais très peu utilisé. Puisqu'il n'a pas fait de service militaire en Allemagne, on peut supposer que c'est à la Légion, auprès de ses collègues d'origine allemande, qu'il a appris à apprécier cet accessoire.


6) - "ruisseau l'Oued" : Paul prend pour un nom propre ce qui n'est que le nom commun en arabe des cours d'eau intermittents d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
7) - "le déluge" : l'absence de majuscule relève de l'athéisme de l'auteur.
8) - "Pentecôte" : de l'origine païenne de cette fête des moissons demeurait à cette époque la tradition - de plus en plus combattue par le clergé catholique - de la symboliser par des pluies de pétales de fleurs.
9) - "Ringstwiesen" : "cercle des fées", cercles formés par des colonies de champignons.
10) - "terre promise" : sans majuscule...
11) - "blockhaus" : nom allemand, alors couramment utilisé dans l'armée française, pour désigner un poste de garde bétonné (en métropole) ou plus simplement maçonné (par exemple au Maroc).
12) - "Mazurka" : Paul écrit phonétiquement et avec beaucoup d'imagination le nom d'un poste officiellement dénommé Bab Merzouka (actuel Bab Marzouka ou Bab Merzoka), situé sur la route de Fès à une douzaine de kilomètres à l’ouest-sud-ouest de Taza. La crête du col du Touahar séparant Taza de l’Oued Amelil, constitue à cet endroit un point stratégique sur lequel le général Baumgarten avait établi un fortin maçonné équipé d’un canon.
13) - "casque tropique" : surnom militaire, en "petit nègre", du "chapeau colonial tropical" destiné à la protection thermique de la tête du soldat grâce à son large bord et à sa fabrication en liège entoilé.
14) - "corvée de bois" : il serait très étonnant que Paul n'ait pas su le sens réel de cette expression militaire employée pour désigner en langage codé toute opération exécutée en contradiction avec les lois de la guerre, par exemple et notamment l'assassinat de prisonniers. En tout cas il s'exprime ici comme s'il ne le savait pas...
15) - "redevenue française" : Mulhouse, temporairement et partiellement reconquise du 7 au 24 aout 1914, entra en insurrection le 9 novembre 1918 et fut livrée à une terrible guerre civile locale. Les troupes françaises ne purent y rentrer qu'une semaine après l'armistice, le 17 novembre 1918. 
16) - "persan" : on disait alors "la Perse" pour désigner l'actuel "Iran". Le pays, bien qu'officiellement neutre, était le terrain d'affrontements entre les deux camps, notamment des Anglais soutenus par les Russes, contre les Turcs.
17) - "un chèque" : un Tchèque. Noter que seuls les Français, étant dotés d'un État-nation, méritent - selon Paul - une majuscule.
18) - "un badois" : "un Badois", habitant du Pays de Bade (Land allemand de Bade, capitale Fribourg, fusionné en 1952 avec deux autres länder pour former l'actuel Land de Bade-Wurtemberg, capitale Stuttgart).
19) - "Loerrach im Wiesenthal" : chef-lieu de l'actuel arrondissement (landkreis) de Lörrach im Wiesental dans le district de Freiburg im Breisgau (Fribourg en Brigsau).
20) - "tempéraments" : au sens de "sensibilités culturelles".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire