vendredi 3 avril 2015

Lettre du 04.04.1915



Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Taza le 4 avril 1915
                                      Jour de Pâques


Mon cher petit Georges,

Tu vas avoir 3 ans samedi 10, juste huit jours après que ton papa en a eu 33.
Lorsque il y a 3 ans tu as poussé ton premier cri à la Rue de l’Hermitage, Maman, qui avait pourtant beaucoup souffert pour toi, était tellement heureuse d’avoir un petit garçon avec ta soeur Suzette qu’elle a vite oublié toutes ses douleurs et qu’elle les aurait subies depuis encore cent fois s’il l’aurait fallu pour te voir grandir. Et tu as beaucoup grandi entretemps : tu parles déjà bien et bientôt tu commenceras à comprendre beaucoup de choses dont tu bavardes déjà maintenant avec ton air de grand bébé qui ne connaît pas de souci.
Le temps passe bien vite, mon petit Georges, et dans dix ans d’ici tu ne te rappelleras plus cet anniversaire du 10 Avril 1915 qui a pourtant été le plus douloureux pour Maman et Papa. Ils n’ont jamais eu à supporter une séparation aussi longue et aussi incertaine quant au jour du revoir. Et le papa qui est soldat et qui traîne des kilomètres et des kilomètres à travers un pays fleuri comme la terre promise (1), pensera le 10 beaucoup à toi et donnerait volontiers quelques années de sa vie pour te voir, toi, avec ta maman et tes petites soeurs, jouant au milieu de toutes ces fleurs parfumées.
Lorsque tu seras grand, mon fils, tu continueras à aimer Maman et Papa comme ils t’aiment depuis qu’ils t’ont et tu penseras qu’ils ont tout fait pour que tu ne te trouves pas un jour dans la même situation qu’eux aujourd’hui.
L’Osterhase (2) ne t’a sûrement pas oublié cette année et Maman n’aura pas laissé passer le 10 Avril sans t’apporter dans ton lit blanc un joli petit souvenir d’elle et de moi.
Une grosse bise pour toi et pour ta petite soeur.

                                                Papa

Notes (Francois Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "terre promise" : Paul, qui se veut émancipé de ses origines juives, emploie ici une référence biblique commune à sa culture d'origine (juive) et à celle (chrétienne protestante) de Marthe. 
2) - "Osterhase" : "lièvre de Pâques" (en Allemagne, d'où vient ce personnage légendaire issu d'un culte païen du printemps et de la fécondité) ou "lapin de Pâques" (par exemple en France). Paul, contrairement à son habitude, emploie ici un nom allemand et non son équivalent français : se lasserait-il de se conformer en vain à ce qu'il suppose être le modèle du "Bon Français" ou veut-il souligner, à l'intention d'un éventuel  lecteur ou censeur, que l'Allemagne n'est pas - ou pas seulement - le pays de barbares étranges que la propagande française anti-germanique invente ? L'attachement de Marthe aux coutumes et au folklore allemand fera l'objet de débats avec Paul...


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