vendredi 10 avril 2015

Lettre du 11.04.1914

Femmes de la tribu des Branes


Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 11 Avril 1915

Ma chérie

J’ai bien reçu tes lettres des 29 et 31 Mars et te confirme ma carte postale du 9. Nous venons de faire une jolie marche dans les montagnes, la plus jolie que j’ai faite ici. C’était pour chercher du bois : nous sommes partis à 6 hs du matin , avons déjeuné sous les oliviers sur l’herbe : une bonne soupe printanière, du boeuf froid, des petits pois verts délicieux et du café. La nourriture s’est du reste améliorée depuis quelque temps ; outre notre quart de vin journalier, nous recevons maintenant 3 fois par semaine du dessert, soit de la confiture, des dattes ou des oranges. Le macaroni est préparé avec du fromage et bien mangeable ; il est vrai qu’avec le service que nous faisons, on a un appétit féroce et je transpire par exemple énormément à la marche, tout équipés que nous sommes et sous un soleil de plomb. Ce qui fatigue énormément, c’est de grimper les innombrables côtes et mamelons où il n’y a pas de routes ni même de pistes, sans parler des nombreux cours d’eau qu’on traverse à chaque instant et où la flotte monte jusqu’à la ceinture.
J’ai lu avec intérêt ce que tu m’écris au sujet de l’école où tu veux envoyer Suzanne. Je suis d’avis que la question religieuse ne doit pas nous empêcher d’y envoyer notre enfant. D’une part il est toujours pénible pour un enfant de faire exception à la règle générale et d’essuyer de cette façon des observations de la part de ses camarades. D’autre part étant au courant de la religion Suzanne pourra plus tard juger s’il est bon d’y croire ou s’il est préférable de faire comme ses parents (1). Il n’est pas impossible enfin que la guerre actuelle change bien la façon de penser et d’agir des hommes qui y participent. Car quelqu’un qui expose journellement sa vie, qui passe des semaines d’une vie qui lui laisse tout juste l’occasion de faire ce qu’il ne fait pas en temps ordinaire, c.à.d. de réfléchir, change forcément de caractère. Il peut revenir plus énergique mais au point de vue moral il changera aussi beaucoup. Donc ne te laisse pas trop influencer sous ce rapport et n’oublie pas que Henri Heine a dit que la religion chrétienne est le ticket d’entrée de la civilisation européenne (2).
La photo des enfants me fera beaucoup de plaisir, espérons qu’elle arrivera avant notre départ qui aura peut-être lieu le 15. Impossible de connaître encore la destination, je crois que nous irons visiter la tribu des Brannes du côté de Macknasse (3), tribu qui est soumise sous peu et où l’on veut construire un poste. Tu peux cependant continuer à m’écrire à Taza, je t’enverrai de toute façon un mot avant de partir. Tu t’étonnes que je sois encore soldat de 2° cl., mais je suis sûr de le rester et si j’avais le choix je refuserais même des galons de 1° classe ou de caporal car on est bien moins en liberté comme cela. Ici, un caporal a une responsabilité énorme et enfin, tu n’oublies pas mon origine allemande. Le poste de fourrier serait naturellement autre chose, mais je ne tiens pas du tout à me faire embusquer dans les bureaux pour qu’on ne puisse pas dire plus tard que je n’ai pas senti la poudre ! (4)
Mr. Plantain fait donc la noce dans les tranchées ? Cela prouve qu’il gagne de l’argent à son usine et qu’il a plus de 300 Frs à manger par mois. Il doit donc être difficile de se procurer du vin sur le front ! (5)
J’espère aussi fermement que nous pourrons fêter le 14 juillet ensemble. L’avenir me fait peu de souci et je suis toujours persuadé que nous serons promptement naturalisés. De toute façon, nous n’avons rien à nous reprocher et je t’assure que faire son devoir ici au Maroc n’est point un enfantillage ! Je suis content que Hélène reste fidèle, car sans elle tu devrais te sentir encore beaucoup plus solitaire.
As-tu fait venir le Osterhase et est-il revenu pour l’anniversaire de notre petit Georges ?
Dis bien le bonjour de ma part à Mme Plantain et sa famille ainsi qu’à Hélène.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul

PS. Prière d’insérer quelques feuilles de papier dans ta prochaine lettre. 


Notes (François Beautier)
1) - "comme ses parents" : Marthe est donc, comme Paul, tolérante et, sinon athée ou agnostique, du moins non-pratiquante.
2) - "ticket d'entrée de la civilisation européenne" : Paul se réfère à Heinrich Heine pour approuver l'idée de Marthe d'inscrire leur fille dans une école religieuse (probablement catholique). Il s'y réfère sans risque d'être perçu comme pro-allemand puisque cet auteur allemand d'origine juive, athée (cependant converti au protestantisme en arguant que ce baptême "billet d'entrée vers la culture européenne" augmenterait ses chances d'obtenir un poste de juriste), était notoirement francophile, admirait Napoléon et la Révolution de 1830, combattait les nationalismes notamment prussien et allemand, fut interdit de publication dans son pays, s'installa à Paris en 1831, y mourut et fut enterré au cimetière Montmartre en 1856. 
3) - "la tribu des Brannes du côté de Macknasse" : les Branes (ou Branès) forment une tribu berbère partiellement arabisée dont le territoire s'étend au nord-ouest de Taza, qu'ils revendiquent d'ailleurs comme leur capitale. En avril 1915 la Légion profite de la précaire pacification des Branes (établie de force depuis l'été 1914) pour installer un poste militaire à Macknassa, sur la route reliant Taza et Fès en longeant les contreforts du Rif. 
4) - "senti la poudre" : tout ce paragraphe - de même que la mention, un peu après, du 14 juillet - semble avoir été spécialement écrit à l'intention d'un éventuel enquêteur militaire chargé d'informer les supérieurs de Paul et/ou le juge qui devra se prononcer sur son éventuelle naturalisation.

5) - "difficile de se procurer du vin sur le front !" : Paul blague en rendant Plantain, qui en achèterait et boirait beaucoup, responsable de la pénurie (d'ailleurs toute relative). 
Territoire de la tribu des Branes (en rouge)

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