vendredi 24 avril 2015

Lettre du 25.04.1915

Vue de Sélestat


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Avril 1915

Chérie, 

Ainsi que je te l’annonçais sur ma carte d’hier, j’ai bien reçu ta lettre du 15 expédiée le 16 ; elle a donc mis exactement 8 jours, de sorte que je comprends de moins en moins le retard dans la transmission de ma correspondance. Je te répète que depuis la réception de tes cartes je t’ai toujours écrit au moins 3 fois par semaine ; tu ne peux raisonnablement pas demander davantage d’un homme en campagne !
La maladie de notre petit Georges me préoccupe beaucoup car pour les fièvres qu’on contracte ici au Maroc 39,10° est assez sérieux. C’est la première fois qu’un de nos enfants tombe malade et il est pénible que ce soit juste pendant mon absence que cela arrive te donnant ainsi un nouveau souci avec les autres. Je ne te fais point un reproche de te faire tant de mauvais sang, mais si tu vivais cette vie abrutissante que je vis ici, tu comprendrais qu’on peut avoir aussi des sauts de mauvaise humeur, malgré le plus bel optimisme. Les jours ici sont monotones au plus haut degré : la seule distraction qu’on a c’est la manille (1). Nous sommes un quatuor dans notre marabout aguerri pour couper tous les manillons secs qui se présentent. Le Caporal, Français très intelligent et fin, ancien chasseur alpin ; un Italien, de son métier fumiste (2) de Paris, un Alsacien de Schlestadt (3) d’une invraisemblable longueur, et moi. Le fumiste, un véritable loustic parisien, nous fait presque journellement des théories sur la femme en général et sur la sienne en particulier. Lorsque nous deux sommes en veine, on prétend ferme qu’il se passe quelque chose d’anormal sur le bord de notre lit. Le fumiste soutient que sa femme serait bien bête de ne pas profiter de son absence pendant toute une année ; il ne croirait même pas si elle affirmait le contraire ; ce serait du reste facile à vérifier, car dans les coins inutilisés il y aurait des toiles d’araignée ...
Pour ce qui est de l’éducation de Suzanne, tu as peut-être raison de lui faire donner des leçons particulières. Il serait extrêmement regrettable qu’un incident de ce genre arrive à Suzanne à cet âge-là (4). Je t’ai communiqué mon opinion quant à la question religieuse.
Tu te trompes sur le rôle du séquestre : suivant la loi aucun Allemand ne doit faire des affaires et des bénéfices en France et le séquestre ne doit point faire marcher un commerce à moins que ce ne soit indispensable dans l’intérêt du pays ou des Français.
Le Dr Rejou est donc maintenant ton conseiller principal ? Je ne crois point que la provision (5) en or soit le facteur principal dans cette guerre. Ce n’est qu’après la paix que cette question se fera lourdement sentir, car les indemnités devront être payées en or (6). Pour le moment le point principal c’est l’issue des prochaines grandes batailles en France et dans l’Est, et puis la question des munitions et alimentation. La décision sur le champ de bataille ne peut plus tarder d’intervenir et je ne doute pas que ce soit une victoire française. Si le territoire allemand (en dehors de l’Alsace) commence seulement à être envahi, la guerre sera très rapidement terminée, cela est absolument certain.
Le départ de notre colonne devait avoir lieu demain, mais voilà le mauvais temps qui a recommencé et aujourd’hui la pluie est tombée toute la journée.
Rassure-moi de suite sur la santé de Georges ; n’as-tu plus rien entendu du Commissaire ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les gosses.


                                                Paul

Notes (François Beautier)
1) - "manille" : jeu de cartes.
2) - "fumiste" : spécialiste des poêles et cheminées.
3) - "Schlestadt" : Sélestat en français.
4) - "Suzanne" : la fillette a alors un peu moins de 6 ans.
5) - "provision" : réserves nationales.
6) - "payées en or": effectivement, le Traité de Versailles condamnera l'Allemagne en 1919 à payer une indemnité en marks-or (pour une valeur de 132 milliards correspondant à environ 360 tonnes d'or fin au cours de 1914).

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