lundi 20 avril 2015

Lettre du 21.04.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Le sultan Moulay Youssef reçoit la soumission des tribus, Rabat, 1915
Taza, le 21 Avril 1915

Chérie,

J’ai tes lettres des 10 et 13 courant ; mes correspondances mettent donc toujours plus de temps que les tiennes, car sans cela ma lettre du 4 adressée à mon fils aîné serait arrivée avant le 13. Les journaux du 10 et 11 sont arrivés hier soir et m’ont été remis juste au moment où je sortais du camp en compagnie d’un camarade pour observer une attaque des bicots (1) repoussée par notre artillerie (2). J’ai mis les deux N° du Journal et l’Humanité (3) dans ma veste et je les ai malheureusement perdus dans l’autre camp avant même de les avoir lus.
Je pense bien que les enfants se sont amusés au Temple ! (4) Tu n’as qu’à les mettre dans un grand pré avec beaucoup de fleurs et des bêtes et ils seront heureux ! C’est donc à l’école communale de Caudéran que tu veux envoyer Suzette ? Espérons qu’elle ne se découragera pas et qu’elle n’aura surtout pas des mots aigre-doux à entendre concernant la nationalité de ses parents. Ce que je crains seulement c’est que le contact avec les enfants de cette école ne soit pas profitable à notre petite. C’est le moment de la surveiller de près et de l’habituer à te raconter tout ce qu’elle voit et entend.
Oui, Mme Plantain est vraiment peu favorisée avec sa famille malade ! Je m’étonne même qu’elle ne perde pas la tête avec tous ces ennuis, surtout avec son mari si loin et au front. Ce qui me chiffonne quelque peu, c’est l’histoire des D. (5) que tu m’écris. Je me suis toujours fort peu occupé de Madame, mais je n’aurais pas cru que lui admette des choses pareilles de la part de sa femme ! J’ai même toujours cru observer que les deux faisaient tout leur possible pour plaire dans leur voisinage, voire même qu’ils bluffaient un peu !
Notre colonne est remise au mois de Mai où le temps est plus sûr et les jours les plus longs. Il paraît même qu’elle ne sera pas aussi longue qu’on le disait d’abord (30 à 45 jours) et qu’elle durera seulement 8 à 10 jours, représentant une simple tournée de police pour faire voir dans le pays qu’on est toujours là prêts à intervenir. Il y a des émissaires allemands (6) parmi les Marocains non soumis encore (7) qui s’efforcent naturellement à exciter les bicots. Ceux-ci ne peuvent absolument rien faire contre nos camps retranchés qui se trouvent un peu partout et qui sont tous pourvus d’artillerie et de mitrailleuses. Ils se contentent donc de tirer par ci par là sur nos convois ou des détachements, blessant ou tuant quelques soldats, volant du bétail etc. Chose curieuse, nous avons nous-même aussi des goumiers (8) marocains, des cavaliers très intrépides qui, pour une pièce de 20 Frs., tueraient facilement leurs parents. Ces soldats, appelés “du Maghzeu” (9), ont été cédés par celui-ci à la France qui les paie bien et leur a donné une tenue très pittoresque et brillante. Ce qu’il y a d’ennuyeux chez nous dans la Légion, c’est que de temps à autre quelques légionnaires allemands désertent avec armes et munitions chez les bicots qui, en ce moment, manquent un peu de munitions, vu que la surveillance dans les forts est des plus étroites de façon à ce que le matériel allemand ordinairement fourni aux bicots ne peut plus passer. Les Marocains envoient quelquefois ces déserteurs, habillés en bicots, à Taza pour voler ou chercher des munitions ; tout récemment on en a attrapé et fusillé bien entendu !
Je suis étonné que tes lettres n’arrivent pas à Stockholm ! N’écris-tu pas en français à ton amie ? Le bruit court ici d’une grande bataille engagée dans l’Est du côté de St Méhil (10). Tout le monde pense que la décision (11) ne saurait tarder de tomber et que la guerre se terminerait alors assez rapidement. Mais naturellement, il faut que le temps soit beau !
J’ai fini hier la bonne confiture et les cigares, quand diable pourra-t-on de nouveau manger cette confiture avec un bon café au lait dans notre jolie véranda ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.

                                             Paul


Un bonjour pour Mme Plantain et Hélène. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "bicots" : mot d'argot péjoratif forgé au début de la colonisation de l'Algérie (1830) par référence au mot arabe "arabi" désignant les Arabes, transformé par les colons en "arbicot" pour désigner plus précisément un "petit Arabe" (enfant mais aussi un membre d'un peuple incomplètement arabisé, par exemple un Berbère), puis finalement raccourci en "bicot". Paul, comme la plupart des Français, ne met jamais de majuscule à "un Arabe", donc a fortiori à "des Bicots".
2) - "artillerie" : pour la première fois Paul informe Marthe qu'il y a des attaques de rebelles armés dans son secteur. Il les dit repoussées par l'artillerie française (donc de loin) alors qu'il y a à cette époque de réels combats rapprochés plus à l'ouest le long de la ligne ferroviaire Meknès-Kenitra et qu'il y en a eu autour de Taza en janvier 1915 (par exemple lors de la création du poste de Bou Ladjeraf) puis en mars et qu'il y est prévisible que la création du maillon ferroviaire encore manquant entre Taza et Meknès sur la ligne devant relier les Maroc oriental et occidental ainsi que l'Algérie suscitera d'autres affrontements (ce sera le cas dès le début mai 1915).  Enfin, Paul ne dit rien des motivations des assaillants : les désigner comme "rebelles" serait prendre le parti des Français, donc approuver la colonisation ; comme "opposants à la colonisation de leur pays", serait certes plus long mais plus conforme à la réalité et à sa culture humaniste et progressiste.
3) - "l'Humanité" : journal des socialistes français, fondé par Jean Jaurès en 1904, dont la ligne politique est devenue favorable à la guerre depuis l'assassinat de son fondateur, le 31 juillet 1914, et la mobilisation française ordonnée le surlendemain. 
4) - "au Temple" : commune touristique de Gironde, en forêt du Médoc, à l’ouest de Bordeaux. Hélène Siret, la domestique de Marthe, était originaire du Temple et y invitait parfois les enfants. 
5) - "des D." : des Devilliers, anciens locataires de Marthe, contre qui elle poursuit une campagne de dénigrement...
6) - "émissaires allemands" : effectivement, des "émissaires" allemands diffusèrent une propagande poussant les musulmans à proclamer la Guerre Sainte contre les Français, les Anglais et les Russes et à attaquer les soldats "infidèles" de leur patrie ou de leur métropole coloniale. Les agents allemands financèrent, encadrèrent, armèrent, entraînèrent, informèrent ces mouvements de rébellion. Au Maroc, discrètement aidés par l'Espagne qui tenait le Rif, ils poussèrent aussi les Marocains anticolonialistes à fuir leur mobilisation dans l'Armée française, à déserter (de même ils appelèrent les légionnaires allemands, autrichiens, turcs, arabes ou musulmans à changer de camp avec armes et bagages) et voulurent ainsi obliger la France à entretenir une armée de colonisation (dite de pacification) toujours plus nombreuse en délocalisant une partie de ses troupes des fronts métropolitains vers le Maroc, donc à affaiblir ses effectifs alors englués en Europe dans la "Guerre des Tranchées" ou mobilisés dans l'opération bientôt désastreuse des Dardanelles. Des troupes françaises précédemment prélevées sur l'armée coloniale furent effectivement réinstallées au Maroc à partir de mai 1915, essentiellement pour compenser les départs de troupes coloniales vers la France et la Turquie. 
7) - "Marocains non soumis" : Paul a su inventer une expression adaptée à la réalité et à ses penchants puisqu'il évite d'employer les mots "rebelle" et "anticolonialiste" et reconnaît implicitement l'existence d'un peuple autochtone (les Marocains)  propriétaire du Maroc.
8) - "goumiers" : membres d'un "goum", c'est-à-dire d'une unité d'infanterie légère de l'Armée d'Afrique, essentiellement composée d'autochtones. Au Maroc, l'Armée française avait intégré parmi eux des soldats de l'armée du Sultan du Maroc placé sous protectorat français depuis 1912. La plupart des goumiers marocains étaient des Berbères, un peuple qui se divisait alors entre les tribus qui choisissaient de s'allier aux Français pour s'émanciper des Arabes et celles qui combattaient (se "rebellaient") contre les Français en refusant la colonisation du Maroc. 
9) - "Maghzeu" : ce nom ou celui de Meghzen, aujourd'hui officiellement Makhzen, désignait le gouvernement du Sultan du Maroc.
10) - "St Mehil" : il s'agit de Saint Mihiel, en Lorraine à 35 km de Verdun, à cette époque site d'une terrible mais vaine offensive française pour reprendre aux Allemands le "saillant de Saint Mihiel", qui s'enfonçait dans les lignes françaises et qu'ils tinrent du 24 septembre 1914  au 13 septembre 1918. 
11) - la "décision" : la bataille décisive qui ferait tomber la position.

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