samedi 8 août 2015

Lettre du 09.08.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Août 1915
http://dafina.net/forums/read.php?52,96204,page=6

Ma chérie,

J’ai tes lignes du 30 Juillet par lesquelles tu m’accuses réception de mes lettres & cartes des 13, 15 16 & 19 soit 4 dans 6 jours, tout en ajoutant que tu commençais déjà à t’émouvoir à cause de mon long silence !
Voilà maintenant le chemin de fer d’Oujda à Taza terminé, au moins à une voie. Deux trains arrivent maintenant journellement en bas au Camp Mobile et 2 en partent. C’est un grand progrès et qui nous économise aussi pas mal de convois sur M’Conn, car les trains sont escortés par une quinzaine de soldats à peine, mais avec la grande chaleur actuelle il est tout de même pénible de rester pendant quelques heures exposé au plein soleil, assis ou étendu sur des caisses ou des fûts. Je reviens à cette occasion sur ton projet de voyage à Taza : aussi heureux que je serais de te revoir après une séparation aussi longue, je dois tout de même te dire que ce voyage est impossible. Non seulement à cause des 9 jours que dure chaque trajet et les frais de voyage, mais surtout parce qu’il n’existe à Taza ni hôtel ni même restaurant ou aucune maison européenne qui louerait une chambre. Les derniers postes avec hostellerie ou du moins restaurant sont Taourirt et Guercif, à 2 jours de chemin de fer d’ici, dans la direction d’Oujda. Si vers la fin de ce mois ou en Septembre notre Compagnie descendait à un de ces postes - ce qui est cependant peu probable - nous pourrions recauser de ce projet.
J’espère de toutes façons que la maudite guerre sera terminée vers la fin de l’année. On ne peut guère se laisser guider par les racontars des journaux, car il est tout naturel qu’on fasse le possible pour encourager le populo (1) et ne pas le décourager. Mais la guerre coûte à l’Allemagne 3 1/2 millions par mois ; l’Autriche lui emprunte déjà de l’argent, étant à court de ressources, sans parler de la Turquie qui a été de tout temps dans la purée. C’est donc l’Allemagne qui doit porter tout seul tout le fardeau financier et cela ne lui sera plus possible bien longtemps. En outre si même la contrebande se fait sur une vaste échelle par les pays neutres, quel retentissement cela amènera-t-il pour toutes les matières de premières nécessité ! Car les marchandises feront nécessairement un grand détour, d’où un fret encore beaucoup plus élevé, transport par fer ditto sans parler du bénéfice énorme que feront les intermédiaires ! 
Les Russes peuvent être repoussés, ils peuvent évacuer Varsovie (en 1812 ils ont même évacué Moscou) mais on n’aura pas raison d’eux (2). Charles XII (3) & Napoléon I° (4) l’ont appris à leurs dépens. Au surplus, un coup de théâtre peut toujours se produire de ce côté. J’ai lu entretemps que les Provinces Baltiques étaient du domaine des Templiers (Siècle des Croisades) (5) ce que j’avais complètement oublié, mais de là à dire que ce furent des possessions allemandes, il y a de la marge. Il est cependant certain que même des gens intelligents et placés très haut perdent à ce moment toute mesure dans leur jugement, jugeant des nations en bloc comme s’il s’agissait de quelques individus et appelant banditisme chez l’adversaire ce que chez soi on se plaît à appeler héroïsme (6). Tout cela s’apaisera naturellement avec le temps, mais d’ici là on aura encore souvent l’occasion de secouer la tête en voyant comment on brûle ce que naguère encore on adorait (7)!
Veux-tu avoir l’obligeance de m’adresser comme échantillon sans valeur 4 paires de chaussettes en coton, couleur gris, de ma propre pointure, coûtant à peu près 0,90 à 1 Frs la paire. C’est pour un camarade qui me les paiera, tu peux donc en retenir le montant sur le mandat que je te prie de m’envoyer le plus tôt possible, car j’ai dépensé pas mal d’argent pendant la colonne.
Penhoat m’écrit qu’il va toujours bien et t’envoie le bonjour. Je vais écrire ces jours-ci à Mr. Plantain ; quant à sa femme, je suis persuadé que c’est plutôt de l’indifférence chez elle et qu’elle a la même attitude vis-à-vis de ses autres connaissances.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "la purée" : Paul a décidément pris à son compte la langue du "populo", comme il dit précédemment. Cependant son naturel le reprend un peu plus loin avec le mot latin "ditto" (pareillement). 
2) - "on n'aura pas raison d'eux" : ce "on" désigne les Allemands (assez inopportunément, puisque Paul semble ainsi s'y associer). 
3) - "Charles XII" : roi de Suède, vaincu par les Russes en 1709.
4) - "Napoléon 1er" : empereur des Français, lors de la retraite de Russie et du passage de la Bérézina, en 1812.
5) - "Croisades" : l'ordre des Chevaliers porte-glaives, soldats templiers du Saint Empire romain germanique, mena effectivement une croisade de christianisation et de colonisation à partir de 1186 en Lettonie, fonda sa capitale Riga en 1200, commença à pénétrer l'Estonie en 1208, fut battu en 1210, s'empara du centre du pays en 1217. Cette croisade aboutit malgré l'opposition des Russes et des Danois à la création en 1227 de la Confédération livonienne, un État théocratique chrétien dont l'élite allemande asservissait le peuple autochtone d'origine finno-ougrienne. Cet Etat vécut jusqu'au XVIe siècle mais la domination économique et culturelle des "Germano-baltes" dura jusqu'au XIXe.
6) - "héroïsme" : Paul fait ici peut-être ici allusion à la France, nation qui défend héroïquement sa liberté en Europe alors qu'au même moment elle traite en rebelles les nationalistes marocains luttant contre la colonisation.  

7) - "on adorait" : de quoi est-il question dans cette phrase de "speech de banquet" (comme disait Paul dans sa lettre du 6 juillet 1915) ? De la paix, de la fraternité, de l'égalité des peuples ? 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire