jeudi 13 août 2015

Lettre du 14.08.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 14 Août 1915

Chérie,  

Je n’ai pas pu t’écrire depuis ma carte du 12 comme j’en avais l’intention hier car nous sommes de plus en plus bousculés ici. Les 2 Compagnies de Territoriaux qui étaient dans notre camp sont parties d’ici sans être remplacées ce qui fait que notre tour de garde arrive bien plus vite et comme une Compagnie de Sénégalais est également descendue de la Ville au Camp Mobile nous sommes de garde chaque 3° jour ! J’y étais donc de nouveau hier et par comble nous avons dû rester jusqu’à 20 hs (au lieu de 18 hs) la 27° (1) n’étant rentrée que vers 19 hs de dehors. Avec tout cela nous avons un nouveau Blockhaus en construction (à 8 km d’ici), une route pour ce blockhaus, une autre montant en zikzak à la ville de Taza et un cercle pour les Sous-Officiers de la garnison. On turbine donc tous les jours, même le dimanche, et les embêtements ne manquent pas.
Le Sergent du jour distribue juste le courrier et hurle mon nom pour me remettre ta lettre du 5, trois journaux et une lettre de Mr. Plantain. Celui-ci se trouve à Tarbes où il travaille à l’Arsenal à la fabrication des munitions réclamées par Mr Charles Humbert (2). C’est donc assez près de Bordeaux et Mme Plantain doit être bien aise à le savoir loin du feu.
Il y avait aujourd’hui sur l’”Echo d’Oran” un article “Un Réferendum Américain” sur la durée de la guerre dans lequel l’auteur, un Colonel, conclut qu’à la fin de l’automne la campagne sera terminée et qu’elle ne se prolongera pas pendant l’hiver. D’après lui, c’est la situation intérieure des Empires Centraux qui décidera le sort ; il compare la situation de l’Allemagne avec une place assiégée dont la garnison fait certes des sorties victorieuses mais ne pourra pas tenir à la longue.
J’ai lu avec intérêt ce que tu me dis au sujet du prix des vivres ; c’est exorbitant à mon avis, car j’estime que les tarifs d’ici sont bien élevés. Est-ce que la brochure contenant le facsimile de la lettre insérée dans le Jauersche Tageblatt (3) était éditée par le même que le livre “J’accuse” ? Comme l’auteur ne signait pas de son nom, il serait bien difficile de l’arrêter ! Je ne crois pas à la fuite de Maximilian Harden (4); d’une part il avait des relations trop étroites avec le Gouvernement et je suis persuadé que pas mal de ses articles étaient inspirés par les gouvernants, malgré l’apparence contraire. D’autre part, s’il allait à l’Étranger il pourrait raconter trop de choses de ce qui se passe en Allemagne et cela pourrait gêner beaucoup ! 

le 15 Août

On nous annonce tout à l’heure que nous irons à Bou Ladjeraf pour y rester 3 mois. Dans ce cas mon adresse sera 24° Compagnie à Bou Ladjeraf (Maroc Oriental) par Oujda. Je t’écrirai demain une carte pour te fixer, mais de toutes façons les lettres seront réexpédiées d’ici. Comme je te disais déjà B. est un simple camp militaire, sans village, situé sur un plateau. C’est donc encore plus monotone que Taza, mais au point de vue du travail nous serons peut-être un peu mieux ! Enfin, je te fixerai, car on ne peut jamais se fier aux bruits de camp (5).
Comment vont les enfants ? La petite Alice peut-elle déjà parler en dehors de Papa Maman ? Ce sera une véritable fête lorsque je rentrerai à Caudéran et malgré toutes les apparences je pense toujours qu’elle ne sera pas trop éloignée.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier)
1) - "la 27°" : vraisemblablement la 27e Compagnie (Paul appartient à la 24e).
2) - "Charles Humbert" : capitaine de réserve, percepteur, député de Verdun en 1906, sénateur de la Meuse et vice-président de la Commission sénatoriale des Armées de 1908 à 1920, ancien journaliste au Matin où il dénonçait les insuffisances de l’armée française en hommes et en munitions, il devînt propriétaire et directeur du Journal au début de la Grande guerre et prit pour slogan “Des Canons, des munitions !”. Charles Humbert fut accusé en février 1918 d'avoir acheté Le Journal avec de l'argent fourni par l'Allemagne : il en fut acquitté mais ses deux coaccusés, Bolo Pacha et Pierre Lenoir, furent condamnés à mort et exécutés.
3) - "Le Jauersche Tageblatt" : grand quotidien allemand publié dans la ville de Jauer, en Silésie, (aujourd'hui Jawor, en Pologne) dont de nombreux faux fac-similés furent produits par la presse occidentale pour "prouver" les atrocités commises par les Allemands (assassinat de prisonniers, tortures et meurtres de civils, épandage de poisons...) et aussi la diffusion de fausses nouvelles et la corruption par l'Allemagne des journaux étrangers.
4) - "Maximilian Harden" : journaliste juif allemand, directeur du grand quotidien Die Zukunft (l’Avenir) qui critique l'entourage réactionnaire et hypocrite de l'empereur Guillaume II dont il approuve cependant la politique de guerre. Personnalité ambigüe, ce néo-nationaliste moderniste est très souvent cité par les Alliés qui produisent de lui autant de vrais que de faux extraits de ses articles dans le but de prouver la supposée immoralité allemande. Fréquemment attaqué par les crypto-conservateurs, il fut plusieurs fois annoncé en fuite, voire assassiné. En fait, menacé par les antisémites, il dut s'enfuir en Suisse en 1922 et y mourut en 1927. 
5) - "bruits de camps" : les rumeurs. Paul s'abstient de dire à Marthe que le secteur de Bou Ladjeraf est à ce moment soumis à des opérations multiples de guérilla, parfois coordonnées, menées par les différentes tribus rebelles du Maroc oriental qui refusent la colonisation française et s'efforcent de couper les relations entre l'est et l'ouest du Maroc.  

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