lundi 17 août 2015

Lettre du 18.08.1915




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 18 Août 1915

Ma chérie,

Nous voilà enfin fixés : c’est samedi 21 courant que nous allons à Bou Ladjeraf (Maroc Oriental, via Oujda). Tu pourras donc, dès réception, m’adresser ta correspondance à cet endroit-là, toujours à la 24° Compagnie.
Ta lettre du 8 m’est bien parvenue, ainsi que le petit mot de Suzette. On voit que cette petite fiche est cette fois authentique ! 
Depuis hier le temps a changé quelque peu : les nuits sont bien fraîches et le matin, au réveil, il fait un petit vent presque froid, qui vient des hautes montagnes. De cette façon la grande chaleur ne commence que vers 10 hs du matin. 
Tu auras probablement lu que Mr. Millerand (1), Ministre de la Guerre, a répondu à une interpellation qu’il était impossible d’accorder des permissions aux troupes du Maroc, (on avait demandé cela pour les territoriaux, toujours favorisés) 1°) parce que le voyage de l’intérieur du Maroc en France dure 15 à 20 jours de sorte que la permission devra durer au moins 1 mois pour en valoir la peine, 2°) parce que l’effectif au Maroc ne permet pas d’accorder ces permissions même en nombre restreint. En cas d’urgence, le Général Lyautey examinera avec bienveillance les demandes individuelles. Comme déjà dit, il est aussi pour ainsi dire impossible que tu viennes ici. Il n’y a ni hôtel, ni restaurant ou café et chambres meublées dans un rayon de 100 à 120 km autour de Taza !!! Il faut donc patienter, toujours patienter.
Baboureau m’avait écrit une seule fois de Brest et je lui avais répondu par une carte postale. Depuis, j’ai été sans ses nouvelles ; je suis étonné que le jeune Desportes soit en Turquie (2); c’est certainement comme volontaire qu’il doit être parti !
J’aurais attendu que les relations entre la Prusse et les États du Sud (3) se seraient plus promptement gâtées, d’autant plus qu’il y existe toujours une certaine rancune de 1866 (4) qui n’a été qu’avivée par la croissance de la puissance prussienne. Ce qui empêche les petits États de se séparer, c’est qu’ils sont tous - sauf les 3 villes libres (5) - sous la coupe d’un monarch quelconque et que l’idée d’une république répugne à presque tous les Allemands. Les princes entre eux s’entendent certainement mieux que les peuples et leurs intérêts se touchent sur toute la ligne, d’autant mieux qu’il y a un peu partout des relations de parenté. Au surplus l’école allemande a toujours inculqué le chauvinisme à la jeunesse, l’église y a aidé aussi sans parler de l’école du régiment. Si tu entends parler des jeunes gens, même ici à la Légion, tu constate de suite une différence sensible même avec notre “classe”(6). Ces gens-là se croient réellement un peuple supérieur destiné à régner sur le monde. Il y a bien des exceptions - cela s’entend - qui, ayant vu le monde, ne disent rien lorsqu’on leur parle du “Vaterland” (7), mais d’une façon générale l’idée du “Deutschland über alles” (8) est bien le leitmotiv. Tu sembles oublier que le “jeune Wooloughan” a bien 45 ans et qu’il n’a jamais été soldat. Alors pourquoi doit-il s’engager dans la Légion à cet âge-là ? Car étant Américain, il ne peut pas aller dans un corps régulier (9)
Que tu t’entends maintenant si bien avec Mme Robin me fait sourire. J’avais vu, dès notre première visite, que cette femme ne représente pas le type de la bonne bourgeoise, chose qui t’a toujours plu (je veux dire un caractère qui sort un peu de la bonne vie régulière). Et pourtant dans ce cas, tu avais plutôt une répugnance, parce que d’après les potins du quartier elle s’était trop écartée de la bonne voie ! 
Nous voici à Taza dans la saison des figues, notamment des figues de Barbarie (Stachelfeigen). C’est un drôle de fruit qui est tout entouré d’épines et qui sort directement et par douzaines, d’une grosse feuille épaisse de 2 cm. Le goût est délicieux, beaucoup plus fin que celui de la figue ordinaire, tirant un peu sur la banane. Les grenades aussi commencent à mûrir et seront bons dans 2 à 4 semaines. Malheureusement les fruits doivent être plus rares à Bou Ladjeraf qu’ici.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Millerand" : Alexandre Millerand (1859-1943), ancien socialiste devenu patriote rassembleur de la gauche modérée, soutenu par Jean Jaurès, ministre de la Guerre du gouvernement René Viviani  (du 26 août 1914 au 29 octobre 1915 : c'est pendant cette période qu'il cherche à renforcer à effectifs constants l'Armée française intervenant au Maroc en limitant les permissions), puis Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères de janvier à septembre 1920, puis Président de la République de septembre 1920 à juin 1924 (il s'opposa en 1921-22 au Président du Conseil Aristide Briand qui souhaitait un rapprochement avec l'Allemagne vaincue alors qu'il prêchait lui-même la fermeté et le strict paiement des réparations).
2) - "en Turquie" : la Bataille des Dardanelles (dite aussi de la Péninsule de Gallipoli), commencée en avril 1915 connaît en août un nouveau pic avec la tentative de débarquement des Alliés dans la baie de Suvla, au nord de la péninsule. La bataille ne se terminera qu'en janvier 1916. Paul s'étonne qu'un jeune homme - donc à peine formé - fasse partie de l'expédition et suppose donc qu'il était volontaire. Cependant rien dans le courrier de Paul ne nous informe de l'identité de ce "jeune Desportes" et de son père "Mr. Desporte" (le "s" final paraît aléatoire).
3) - "États du sud" : notamment le Grand duché de Bade et les royaumes de Bavière et de Wurtemberg, monarchiques mais beaucoup plus libéraux que la Prusse.
4) - "1866" : victoire de la Prusse sur l'Autriche et les principaux États de la Confédération allemande. Paul voit dans cette victoire l'origine du nationalisme allemand qui se concrétisa par la fondation du Second Reich  à Versailles en 1871.
5) - "trois villes libres" : Hambourg, Brême et Lübeck.
6) - "notre classe" : Paul met les guillemets car il s'agit autant de classe sociale que de génération démographique et de formation culturelle.
7) - "Vaterland" : patrie (terre des pères). Selon Paul, mot-clé du patriotisme.
8) - "Deutschland über Alles" : l'Allemagne au-dessus de tout (et de tous). Selon Paul, expression-clé du nationalisme.
9) - "un corps régulier" : Paul tente de convaincre Marthe que le cas de son ami Wooloughan n'est pas comparable au sien en prétendant à tort (vraisemblablement en toute conscience) qu'un ressortissant d'un pays neutre ne pourrait pas s'engager dans un corps régulier français, par exemple la Légion étrangère. Par ailleurs il n'expose pas que cet Américain, manifestement trop âgé pour être engagé dans une armée, pourrait éventuellement rejoindre " l'American Ambulance Field Service" créé par les U.S.A. en 1914.

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