jeudi 23 juin 2016

Lettre du 24.06.1916

Types de tirailleurs, 1917



Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Dans le bled, le 24 Juin 1916

Ma chère petite femme,

Nous sommes rentrés aujourd’hui de bonne heure au camp et je vais profiter de l’après-midi libre pour m’entretenir avec toi. Il y aura demain un convoi de ravitaillement qui pourra emporter cette lettre. Tes lignes des 9 & 11 me sont bien parvenues et j’espère que ma dernière lettre arrivera à temps pour la fête de Suzanne. 
En ce qui concerne l’affaire By (1) tu connais mon opinion : je te laisse carte blanche pour arranger l’affaire comme tu l’entends, et s’il fallait que j’écrive moi-même une lettre recommandée à Nantes pour annuler notre mandat, tu voudras bien me rappeler l’adresse exacte de l’avocat. A mon avis il importe de faire ressortir sobrement et sans emportement que si malgré ma situation spéciale on peut maintenir le séq., on doit tout au moins me laisser le bénéfice des dispositions de mon contrat. Or celui-ci prévoit Frs 400,- quel que soit le résultat de l’exercice ; avec 400,- tu t’arrangeras ; le reste - loyer etc. ne regarde personne. L’avocat doit en outre te faire connaître le texte des deux jugements comme il est d’usage, ces textes du reste sont conservés au greffe du tribunal qui a rendu le jugement et peuvent, je crois, y être copiés par tout le monde et notamment les avocats. Mr. Wool. (2) qui a beaucoup d’expérience dans ce genre d’affaires, pourra te renseigner exactement là-dessus, comme aussi Me Lanos (3). Comme il s’agit seulement de la durée de la guerre, et qu’on veut payer jusqu’à Novembre, somme qui couvre le loyer jusqu’à Février, tout le monde comprendra que c’est ridicule et je ne peux croire que le tribunal se mêle de cette question.
Nous guerroyons depuis quinze jours sur le terrain des Beni Ouarein (4). Ces Messieurs ne montrent cependant pas beaucoup d’empressement pour se soumettre, malgré de sérieuses représailles que nous exerçons. Car les Beni Ouarein avaient attaqué et pillé des tribus voisines soumises ... Que de maisons brûlées, que de champs saccagés ! Les 16 et 17 Juin (5) nous avons eu quelques engagements sérieux et ce matin encore cela canardait assez dur. Le Général Lyautey vient même de nous télégraphier ses félicitations pour l’énergique conduite des opérations pendant cette saison de grandes chaleurs ! Il y a eu des médailles militaires, des croix de guerre et des croix ... de bois. Ce sont surtout les Sénégalais et les Tirailleurs (Turcos) (6) qui ont supporté la casse jusqu’ici ! Il n’est plus question pour le moment de construire un poste ; il paraît qu’on veut seulement étudier le tracé du nouveau chemin de fer Taza-Fez et nous espérons rentrer à Taza vers le 14 Juillet au plus tard. Mon camarade de lit le fumiste est depuis 3 mois à l’hôpital de Guercif ; Savario de Caudéran doit rentrer incessamment de celui de M’Conn (7). Notre escouade, qui compte un caporal et 14 hommes, en a 7 à l’hôpital, la plupart malades ; l’un cependant a eu une balle dans la poitrine (le 2° depuis Août 14) (8). Je me porte bien jusqu’ici et n’ai eu encore aucun accès de fièvre ni de dysenterie. Il est vrai que je dépense tout mon argent pour bien manger, ce qui, je crois, donne plus de résistance au corps. Je fume aussi toujours beaucoup le tabac, les cigares & les cigarettes étant sensiblement meilleur marché qu’en France. 
En ce qui concerne la bataille navale du Jutland, tu auras rectifié probablement ton opinion. En additionnant les pertes que les Allemands “pour des raisons militaires” comme ils disent avaient cachées et celles qu’ils n’avouent pas encore, les pertes allemandes sont plus lourdes que celles de l’Angleterre et si l’on les rapporte aux forces navales en présence, la comparaison devient tout à fait mauvaise pour l’Allemagne (9). L’appui du Chancelier sur les socialistes est certes intéressant à noter et constitue peut-être une évolution sérieuse (10). Mais les pronostics ont été si souvent renversés pendant cette guerre qu’il est ingrat d’en émettre.
Inclus le conte de l’Humanité en retour ; je n’y trouve rien de bien épatant là-dedans et trouve même que le thème aurait pu être mieux produit. Ton travail anglais montre beaucoup de progrès et je ne puis que t’en féliciter. Dans la poésie par contre il me manque quelque chose : je crois que - tout comme moi - tu ne maîtrises plus la langue allemande comme autrefois dans toutes ses expressions. Tu ne m’en voudras certes pas de ma franchise ?
Et le temps passe malgré tout ! Mon excursion à Bergerac date déjà de 1913, celle à Périgueux de 1914. Serai-je de retour seulement pour la fin de 1916 ? Nos enfants auront tout de même rudement grandi tous les 3. Et si je pense que mes souvenirs d’enfance remontent assez clairement jusqu’à l’âge de 6 ans, je me sens vraiment vieux ! 
Reçois, toi et les enfants, mes plus tendres baisers.
                    
                                                  Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "affaire By." : affaire de Maître Bonamy, chargé de défendre les intérêts des Gusdorf dont les biens ont été mis sous séquestre, et à qui Marthe reproche de ne rien faire. 
2) - "Mr. Wool." : Mr. Wooloughan, ami américain de Paul.
3) - Me Lanos: avocat bordelais que Marthe a contacté pour s'occuper de ses affaires.
4) - "Beni Ouarein" : Paul n'avait rien dit à son épouse de cette bataille contre les Beni Ouaraïn dissidents rebelles qui dure depuis plus d'une semaine (mais il l'avait évoquée à sa fille, le 19 juin). Il décrit la tactique des nationalistes consistant à s'en prendre aux "pacifiés" pour qu'ils s'agitent, mobilisent des Français et finalement se rebellent à leur tour. Mais il évite de dire qu'il participe activement aux combats menés contre eux depuis le 15 juin 1916.
5) - "16 et 17 juin" : ces deux journées de combats contre les Beni Ouaraïn dissidents sont considérées comme mémorables par d'autres détachements que celui de Paul (dont le livret militaire atteste qu'il y a participé), notamment le 21ème bataillon de Tirailleurs sénégalais, dont l'Historique rapporte des scènes de combat au corps à corps et une issue favorable obtenue à la baïonnette.
6) - "les Turcos" : Paul parle des tirailleurs algériens (dits "Turcos") des régiments coloniaux d'Afrique. D'autres régiments de tirailleurs étaient composés de soldats d'Afrique noire (dit "Sénégalais" puisque le Sénégal en était la principale source). L'Historique du 21ème bataillon de Tirailleurs sénégalais rapporte que ses hommes déplorèrent 3 tués et 7 blessés (tous Sénégalais) à l'issue des combats.
7) - "M'Conn" : Msoun, poste de la Légion immédiatement à l'est de Taza.
8) - "le 2° depuis Août 1914" : Paul veut sans doute dire que ce blessé par balle est le second qu'il ait eu à connaître personnellement depuis son engagement dans la Légion. Pour ne pas effrayer Marthe il ne dit rien des tués, certes bien moins nombreux que sur les fronts européens, mais assez fréquemment signalés par les différents bataillons participant aux colonnes du Groupe mobile de Taza.
9) - "mauvaise pour l'Allemagne" : Paul s'empêtre dans les calculs douteux de la presse, alors que l'argument décisif est que les Britanniques ont maintenu le blocus que l'Allemagne voulait briser en Mer du Nord.

10) - "évolution sérieuse" : Paul fait allusion à la position du PSD qui ménage le chancelier Bethmann Hollweg, alors en difficulté face à l'opposition nationaliste, impérialiste et conservatrice qui verrait volontiers le Prince Bernhard von Bulow (qui fut chancelier de 1900 à 1909) revenir au pouvoir. Mais Paul présente la chose comme si Bethmann Hollweg - toujours aussi méprisant face aux socialistes - s'appuyait sur le PSD...

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