vendredi 2 septembre 2016

Lettre du 03.09.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 3 Septembre 1916

Ma Chérie,

C’est dimanche aujourd’hui, mais on s’en aperçoit à peine : nous avons travaillé la matinée à la construction du poste et pour cet après-midi on nous a déjà annoncé une corvée de lavage et une revue d’arme : on appelle cela officiellement du repos (1). Enfin, on ne se crève pas ici, la nourriture est à peu près potable et seule l’eau est un peu rare, notamment pour laver ... Les bicots, qui pendant les 2 premières nuits ont attaqué notre camp assez violemment, nous laissent au moins dormir maintenant et se spécialisent à nous tendre des embuscades pendant la journée. Jusqu’ici, nous avons perdu 5 hommes à Touahar, dont un légionnaire (2) tué accidentellement par ses propres camarades pendant la nuit lorsqu’il était sorti de la tranchée pour satisfaire un besoin sans avoir prévenu la sentinelle. ... Enfin, il paraît que nous allons rester ici pendant tout le mois de Septembre ce qui nous évitera au moins des colonnes. Car le Groupe Mobile de Fez est déjà de nouveau dehors et nous avons entendu encore ce matin assez distinctement des coups de canon ...
J’aurai donc l’occasion de fêter le 16 Septembre (3) dans les tranchées, la dernière fois j’espère ! Est-ce que tu te rappelles ce que nous faisions le 15 Septembre 1908  au soir (4) ? En 1914 encore nous étions chez Guillot à Bayonne (5) et où serons-nous en 1917 ? Enfin, je considère cette date toujours comme la plus heureuse de ma vie et, pour me consoler de mes infortunes actuelles, je me demande une fois de plus : Où serions-nous et que serions-nous devenus si, au lieu d’être en France, nous avions été ailleurs au début de la guerre ? 
L’intervention de la Roumanie, dont la T.S.F. nous parlait l’autre jour, s’est donc confirmée et, sans se faire des illusions fantaisistes on peut quand même escompter une abréviation assez considérable de la guerre par suite de cet évènement. Je me base surtout sur le fait que la Roumanie a déclaré maintes fois qu’elle interviendrait seulement lorsque la situation serait réellement nette et claire au point de vue militaire et qu’elle ne risquerait par conséquent pas grand-chose (6). Le remplacement du vieux Général Falkenhayn (7) par le vieux Hindenburg est aussi assez caractéristique pour la situation de l’Allemagne et je m’attends toujours à quelque évènement décisif avant le début de la mauvaise saison. 
Il est malheureux que la subite maladie d’Alice (8) te prive des plaisirs de la compagnie de Mme Penhoat à tel point que tu n’as presque pas le temps de t’occuper d’elle. Est-ce que la petite va au moins mieux maintenant ? La fièvre est-elle tombée ? Du fait que les voisins s’occupent tant des enfants il faudrait conclure que le sentiment contre tout ce qui est boche n’est tout de même pas aussi vif en France que les journaux veulent bien le dire !
J’ai mangé ce soir avec un camarade la boîte de harengs marinés qui était excellente comme aussi le saucisson qui va disparaître demain. Après des journées très chaudes nous avons ici des nuits très froides ; heureusement on a fait venir de Taza nos capotes (9) qui servent beaucoup dans la nuit et on a augmenté notre ration de vin à 2 1/2 quarts par jour. A propos, le prix du vin (10) n’a-t-il pas baissé encore à Bordeaux ?
Nous avons fait ici des tranchées formidables - les Tirailleurs, eux, sont près de 2 m sous la terre, tout comme en France ! Le Journal parlait l’autre jour d’un nouveau “Aufauf” (11)  du Dr Ruesemeyer (12) au peuple allemand qui lui a l’air de ne toujours pas se réveiller.
Mme Penhoat et sa famille sont sans doute reparties à l’heure qu’il est et tu seras de nouveau seule avec les enfants. Est-ce qu’Yvonne (13) a beaucoup changé ? Cette dernière n’a-t-elle jamais reçu des nouvelles de Mme Leconte depuis la guerre ? 
Je t’embrasse bien sincèrement, ainsi que les enfants.


                                                        Paul 


Notes (François Beautier)

1) - "du repos" : Paul se moque du journal "l'Écho d'Oran" qui parle d'une mise au repos des Légionnaires sans doute pour faire croire que l'agitation des nationalistes marocains commencée en mai 1916, et encouragée par la Grande révolte arabe déclenchée par les Anglais depuis Le Caire en juin 1916 et étendue par l'Allemagne en Afrique contre les Alliés, est achevée, alors qu'elle couve encore, par exemple entre Taza et Fès pour couper la liaison entre le Maroc oriental et le Maroc occidental. 
2) - "dont un Légionnaire" : les 4 autres tués appartenaient donc à d'autres troupes ou étaient des supplétifs marocains. En tout cas, ces décès au front prouvent que la révolte nationaliste n'est pas achevée. D'ailleurs, les groupes mobiles de Taza et de Fès, qui ont progressé l'un vers l'autre pendant l'été, sont toujours en action sur la route Fès-Taza par le Col de Touahar.
3) - "16 septembre" : anniversaire du mariage de Paul et Marthe.
4) - "au soir ?" : Paul a précisé qu'ils étaient au Kronprinz Hotel (sans indication de ville : Hanovre, Mulhouse ?) pour cette dernière nuit de couple non marital.
5) - "chez Guillot à Bayonne" : Paul semble avoir un excellent souvenir de ce restaurant où il a dîné avec Marthe le 15 ou 16 septembre 1914, et qu'il a mentionné dans ses courriers des 25 juillet et 6 septembre 1915, mais dont la trace est aujourd'hui perdue.
6) - "pas grand-chose" : la Roumanie a déclaré la guerre à l’Autriche-Hongrie le 27 août 1916, ce qui provoque en retour la déclaration de guerre de l’Allemagne et de la Turquie à la Roumanie. Les hésitations à rejoindre la Triple-Entente ont été causées par la volonté du roi de demeurer allié avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie alors que le Gouvernement souhaitait une alliance avec les Alliés qui promettaient à la Roumanie les régions roumanophones austro-hongroises de Bucovine et de Transylvanie. Au contraire de ce qu’espérait Paul, la Roumanie fut battue en 3 mois et Bucarest occupée par l’Allemagne dès le 6/12/16. Cependant l'Allemagne dut dégarnir ses fronts en France (à Verdun et sur la Somme) pour y parvenir, ce qui la conduisit à en perdre le contrôle.
7) - "Falkenhayn" : il s'agit  du général Erich von Falkenhayn (1861-1922), chef d'État major de l'Armée allemande depuis septembre 1914, qui pensait gagner la guerre par de grandes offensives vers l'ouest (en escomptant une demande rapide d'armistice de la Russie). Ce parti-pris lui inspira la "Course à la Mer"puis la bataille de Verdun, par laquelle il voulait "saigner à blanc" l'armée française en 1916, mais qu'il perdit face à la "noria" d'hommes et de munitions mise en place par Philippe Pétain sur la "Voie sacrée". Cet échec, doublé de son incapacité à briser les puissantes offensives britannique sur la Somme et russe sur le front de l'est, lui valurent d'être écarté par l'Empereur et remplacé le 29 août 1916 par Paul von Hindenburg (1847-1934), commandant suprême des armées allemandes de l'est, qui convoitait la direction de l'état-major général depuis que Falkenhayn avait remplacé Helmuth von Moltke après sa défaite lors de la Première bataille de la Marne en septembre 1914. La nouvelle du remplacement de Falkenhayn par Hindenburg - qui s'adjoint son inséparable Erich Ludendorff (1865-1939) - est publiée par la presse française (notamment par Le Journal) le 31 août 1916. Cette nouvelle d'Allemagne évite de chiffrer l'âpreté des combats menés par l'armée française depuis l'été : le 27 août 1916 elle a perdu 20 hommes à la minute sur Verdun et la Somme.
8) - "Alice" : à l'époque, fille cadette de Paul et Marthe, née en novembre 1913.
9) - "capotes" : manteaux militaires. Les Légionnaires étaient alors surnommés au Maghreb "les grandes capotes"
10) - "prix du vin" : le rétrécissement des marchés d'exportation des vins de Bordeaux du fait de la guerre entraîna un effondrement des prix allant jusqu'à 80% en 1916 par rapport à ceux d'avant-guerre. Dans le même temps, pour la raison inverse, le cours du charbon était multiplié par 5. 
11) - "Aufauf" : abréviation de "Wach Auf" ou "Wacht Auf" c'est-à-dire "Alerte" ou "Réveillez-vous".
12) - "Doc. Ruesemeyer" : Paul a déjà parlé dans sa lettre du 15 mai 1916 d'un certain "Doc. Ruesenmeyer" dont un article du Journal l'avait intéressé. Ce nom à l'orthographe variable chez Paul n'est plus détectable dans les numéros du Journal de mai et d'août 1916.
13) - "Yvonne" : fille des Penhoat.

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