lundi 26 septembre 2016

Lettre du 26.09.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touhar, le 26/9 16

Ma Chérie,

J’ai tes lignes du 16 et te confirme mes dernières correspondances des 22 & 23. Comment as-tu pu tenir financièrement pendant la visite (1) qui, nécessairement, a dû entraîner un surcroît assez sensible de dépenses ? Je te retourne ci-inclus les coupures de l’Echo de Paris concernant la vie à Paris qui, s’il est vraisemblablement exact dans le fond, est sans doute exagéré dans ses détails. J’avais précisément ce matin l’occasion de lire dans Paris-Midi (2) un article très intéressant répondant à une brochure de Mr. Camille Saint-Saëns (3), le compositeur bien connu, qui avait prêché le boycottage de l’Allemagne sur le terrain de l’art. On lui répondait dans cet article que s’il voulait être radical, il faudrait abandonner aussi les opéras Faust (4), Mignon (5), Werther (6) etc. qui, bien que de compositeurs français, empruntent un texte allemand et montraient sur la scène des personnages boches pour ainsi dire typiques. On lui rappelait qu’autrefois Saint-Saëns avait montré beaucoup d’admiration pour Wagner et qu’à cette époque Wagner lui avait même servi pour combattre sur les scènes parisiennes et dans les concerts la musique italienne (7) qui se rapproche quelque peu de ses propres compositions. En citant finalement l’Écho de Paris pour montrer qu’à Berlin on jouait Molière et Shakespeare et à Londres Tristan et Isolde (8)!
Inclus également la lettre de Mr. Penhoat en retour. Je t’ai déjà expliqué que pour la question de la pension je diffère totalement de l’opinion de Mr. Penhoat.
La guerre a tout de même pris une allure plus pressée depuis quelque temps. Le communiqué sur l’Écho (9) d’hier annonçait 55 000 (10) prisonniers allemands depuis le 1° Juillet en Occident seulement ! Le seul point obscur en ce moment semble être la Dobroudja (11) où les Russo-Roumains ne doivent pas être dans une bien brillante position. D’un autre côté il peut paraître étrange que dans la Chambre il se trouve juste maintenant un groupe qui veut la Paix à tout prix et même au besoin une paix dite allemande (12)! Que penser de cela ?
Sur le front marocain il n’y a rien de particulier à signaler sauf l’activité habituelle de pelles et pioches. On s’étonne quelquefois qu’il n’y ait pas plus de pertes chez nous et on bénit le manque d’organisation des bicots qui, s’ils étaient bien résolus, pourraient nous rendre l’existence encore autrement dure ! D’après l’état actuel des travaux, il est à présumer que nous avons encore pour tout un mois à faire ici. Pourvu que la pluie ne nous surprenne pas ! Car nous serions frais alors ...
Je pense qu’Hélène est rentrée dimanche et qu’elle n’a pas été trop étonnée de ne pas trouver la soupière à la place où elle l’avait posée. Comme il s’agissait d’un homme alité depuis longtemps, on aurait pu penser que le coup aurait été moins dur pour les parents (13).
Alice a-t-elle repris un peu ses joues rondes et roses ? Elle a naturellement profité le moins de la visite, alors que Suzanne, Yvonne ainsi que Georges et Jeannette (14) devaient s’accorder fort bien !
Notre ancien Capitaine (15), qui avait quitté la Compagnie en Janvier, n’a pas fait long feu sur le front : Il a été tué l’autre jour à l’ennemi ... Il y a eu peu de monde à la Cie qui l’ont beaucoup regretté mais tous sont d’accord pour lui accorder de grandes qualités militaires. Son successeur (16) vient de nous quitter également pour aller - sur sa demande - en France ainsi que notre Lieutenant. Le nouveau (3°) Capitaine (17) y a été dès le début et ensuite à Gallipoli (18) et a été 2 fois blessé ! 
Tu diras un bonjour de ma part à Hélène et lui exprimeras ma sympathie.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                                      Paul 




Notes (François Beautier)
1) - "la visite" : le séjour chez Marthe, du 12 août au début septembre, de Mme Penhoat et de ses deux filles Yvonne et Jeanne.
2) - "Paris-Midi" : seul quotidien paraissant le midi, fondé en 1911, à tendance conservatrice et à dominante culturelle.
3) - "Camille Saint-Saëns" : compositeur français (1835-1921), auteur des célèbres "Carnaval des animaux", "Danse macabre", "Samson et Dalila"...
4) - "Faust" : "La damnation de Faust", musique d'Hector Berlioz, livret de Berlioz et Almire Gandonnière d'après Goethe.
5) - "Mignon" : tragédie lyrique, musique d’Ambroise Thomas, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Goethe.
6) - "Werther" : opéra, musique de Jules Massenet, livret d'Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann d’après Goethe.
7) - "musique italienne" : à l'époque et seulement pour l'opéra, œuvres de Bellini, Verdi, Poncielli, Catalani, Puccini, Giordano, etc.
8) - "Tristan et Isolde" : opéra allemand, musique de Richard Wagner, livret de Wagner d'après la légende médiévale bretonne - ou brittonique - de Tristan et Iseut).
9) - "l'Écho" : faute de précision il peut s'agir de l'Écho d'Oran ou/et de l'Écho de Paris (Paul lit très régulièrement les deux, qui sont reçus au bureau de sa compagnie à Taza)
10) - "55 000 prisonniers allemands depuis le 1er juillet" : Sous la direction de Nivelle - nommé à la mi-avril 1916 en remplacement de Pétain - les Français font reculer les Allemands à Verdun , de même que Foch et Haig, à la tête des troupes britannico-françaises, font légèrement reculer le front allemand sur la Somme (après un échec effroyable le premier jour de l'offensive alliée le 1er juillet 1916). Les difficultés intérieures de l'Allemagne (notamment alimentaires) poussent beaucoup de soldats allemands à se rendre pour écourter la guerre. La presse française préfère parler des prisonniers (l'Allemagne en détient en août 1916 environ 1,6 million de toutes nationalités, dont à la fin de la guerre près de 500 000 Français. En août 1916 la France seule détient prisonniers environ 150 000 soldats de l'armée allemande, et à la fin de la guerre environ 350 000), plutôt que des soldats des deux camps morts, disparus ou blessés graves (plus d'un million sur la Somme entre le 1er juillet et le 18 novembre 1816 ; plus de 700 000 à Verdun entre le 21 février et le 19 décembre 1916).
11) - "Dobroudja" : région côtière prospère en bordure nord-occidentale de la Mer Noire, entre l'Ukraine au nord et la Bulgarie au sud. Sa partie sud a été annexée par la Roumanie en 1913, au détriment de la Bulgarie qui la reprend par la bataille de Tutrakan du 2 au 7 septembre 1916. Cette victoire de la Bulgarie a été obtenue à la faveur de l'aide massive que lui apporte l'Allemagne - à laquelle elle s'est alliée en septembre 1915 - pour soulager les Austro-Hongrois bousculés par l'entrée en guerre de la Roumanie, le 27 août 1916. Les Roumains les attaquent dans la région de la Transylvanie, administrée par la Hongrie. Les Russes, qui appuient les Roumains et sont victorieux sur tous les fronts de l'est depuis juin 1916, sont cependant arrêtés par les Allemands à la mi-septembre 1916. A la fin de la Grande Guerre, la Dobroudja du sud fut attribuée à la Roumanie. 
12) - "paix dite allemande" : en 1916, le Parlement français s'inquiète d'être tenu à l'écart de l'information et des décisions militaires par le gouvernement et l'État-major (qui craint un risque de contagion des idées pacifistes parmi les Poilus) et recourt à des Comités secrets, imposés par les parlementaires au Président du Conseil Aristide Briand, pour débattre des questions militaires. En août 1916 est mis en place un contrôle parlementaire aux armées que le gouvernement et l'État-major cherchent à réduire à l'impuissance en accusant la Chambre de ralentir leurs décisions et, surtout, de vouloir faire la paix à tout prix, donc d'œuvrer au profit de l'Allemagne (on parle effectivement de "paix allemande" et de "pacifisme défaitiste"). Cependant, les pacifistes convaincus - au premier rang desquels le député socialiste de l'Allier Pierre Brizon - ne représentent qu'une infime minorité des Parlementaires.
13) - "moins dur pour les parents" : tout ce passage parle à mots couverts d'un décès concernant la famille d'Hélène (employée de maison des Gusdorf), sur laquelle le courrier de Paul ne donne guère d'informations. 
14) - "Jeannette" : Paul nomme ici ses trois enfants et les deux filles de Mme Penhoat, qui ont passé près de trois semaines ensemble chez Marthe.
15) - "notre ancien capitaine" : Paul ne l'a ni nommé ni évoqué dans aucun de ses courriers précédents. Faute de disposer d'assez d'éléments d'identification, il est pratiquement impossible de retrouver aujourd'hui de quel capitaine il s'agissait. Par ailleurs il se pourrait que Paul désigne non pas le capitaine de sa compagnie de rattachement permanent mais l'un des capitaines de colonne ou de groupe mobile.
16) - "son successeur" : le renouvellement était si rapide à cette époque qu'il n'est possible d'établir à peu près sûrement que les listes des gradés supérieurs des grands corps d'armée. En ce qui concerne le 1er Régiment Étranger auquel appartenait Paul Gusdorf, les trois chefs de corps d'armée qui se succédèrent à sa tête pendant la Grande Guerre furent le Colonel Jean Boyer (muté en Belgique en novembre 1914), le Colonel Mathias Tahon (muté en Champagne en avril 1915), le Lieutenant-Colonel Charles Met (blessé au combat au Maroc et amputé d'une jambe en juin 1914, nommé dans l'Aisne en octobre 1916), le Lieutenant-Colonel Jacques Heliot (précédemment blessé en mars 1916 en Champagne), le Lieutenant-Colonel Pierre Forey (qui avait combattu aux Dardanelles en 1915).
17) - "le nouveau capitaine" : il est très étonnant que Paul ne nomme pas ses trois chefs directs successifs, alors qu'il écrit en toutes lettres les noms des villages et villes où il stationne. C'est tout le contraire de ce que font les Poilus en Europe : pour échapper à la censure ils désignent les lieux par des initiales mais ils écrivent en toutes lettres les noms de leurs chefs. Peut-être s'efforçaient-ils plus de les connaître que Paul ne s'intéressait aux siens ? Ou alors, Paul prenait-il à la lettre le dicton des armées "nul homme n'est irremplaçable" pour se dispenser de nommer ses supérieurs ? Ou enfin, était-il à ce point conscient de sa supériorité intellectuelle et culturelle qu'il ne voyait en eux aucune raison de les distinguer en les nommant ? 

18) - "Gallipoli" : péninsule turque de la rive nord du détroit des Dardanelles où les Franco-Britanniques s'acharnèrent vainement à débarquer en 1915, au prix de plus de 60 000 morts et disparus (et autant pour les troupes ottomanes). 

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