vendredi 18 mai 2018

Lettre du 19.05.1918

Sixte de Bourbon Parme

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bivouac d’El Hammam (1), le 19 Mai 1918

Ma Chérie,

Dimanche de Pentecôte ! Il fait réellement un temps superbe, tel qu’on se le figurait autrefois pour célébrer ce jour : “Pfinsten, das liebliche Fest war gekommen...” (2) Nous sommes depuis 2 jours ici et avons immédiatement commencé la construction du nouveau poste “en avant du front Aïn Leuh-M’Rirt” (3) comme dit l’ordre général du Général Poeymirau (4). C’est un pays de montagnes, presque toutes boisées, et c’est sur l’une d’elles que la construction du nouveau poste a commencé hier. En face de nous, dans une plaine toute verte traversée d’un ruisseau qui descend, caché de lauriers-roses, les ruines d’une vieille casbah (5) détruite par le canon se détachent en taches jaunes. Au fond, d’autres chaînes de montagne, couvertes de forêts. Les habitants, les Zaians (6), n’ont pas opposé beaucoup de résistance et nous avons eu peu de pertes pour occuper la colline destinée à recevoir le poste d’El Hamman. Ils nous laissent aussi tranquilles la nuit. Avec deux de mes camarades, agents de liaison des 22° et 23° Compagnies (7), je me suis enterré auprès de l’Etat-Major du Bataillon. Notre guitoune est presque confortable et à l’abri des balles (8); comme nous avons creusé suffisamment dans la terre et que les toiles de tente reposent sur des tranchées de terre, la chaleur se fait moins sentir. A peu près 2 heures de dictées (9) par jour et quelques courses ; le reste du temps, on lit, on fume, on dort et on blague. Les copains, entretemps, travaillent comme des nègres (10) à construire d’abord le mur d’enceinte et ensuite les baraques et l’aménagement intérieur. Naturellement, aucun repos aujourd’hui dimanche de la Pentecôte ...
J’ai pensé beaucoup à toi ces jours-ci (11) et attends avec impatience tes nouvelles ; comme il y aura courrier demain, je pense au moins avoir 2 lettres. Comment vas-tu, et comment vont les enfants et Hélène ? Oh, ce cauchemar de la guerre, comme j’en attends la fin ! Et comme je compte les jours jusqu’à la prochaine perm ! Il est très probable que nous resterons ici au moins jusqu’à fin juin , peut-être même encore plus longtemps. Cela ne me fera donc plus qu’une colonne jusqu’au mois d’Août, date à laquelle je pense pouvoir repartir, si d’ici là il n’y a pas eu un changement important dans la situation générale. Car malgré tout j’espère toujours que la décision (12) arrivera cet été, d’une façon ou de l’autre.
A en juger par les journaux, la situation du cabinet anglais devient des plus critiques par suite de la question irlandaise, qui pourrait bien amener la chute de Lloyd George et, avec cela, peut-être un changement dans l’orientation générale anglaise (13). Ce que j’ignorais totalement, c’est que le Président Wilson est le petit-fils d’un Irlandais ... (14) Les négociations ou entretiens en Suisse semblent encore durer, car les communiqués que nous recevons ici par T.S.F. sont plus ternes et insignifiants que jamais (15). Dans un numéro de l’Excelsior (16)  que m’a passé mon ami Kern, je trouve ce matin un beau poème d’Edmond Rostand “Les belles Fenêtres” ; il y a bien longtemps que je n’avais rien vu de potable de Rostand, car les “complaintes” qu’il avait publiées depuis la guerre étaient plutôt piteuses. Cette poésie sur les vitres de Paris, ornées de papier de toutes les formes pour les protéger contre l’éclatement à la suite des obus et des bombes, est tout simplement délicieuse (17). Son fils Maurice, qui semble être passablement “überspannt” (18) avait une poésie dans l’Oeuvre (19), moins belle que celle de son père, “À un gros canon” (20), et un article en prose au Journal (21), “Comment j’ai connu le Prince Sixte de Bourbon” (22).  
À propos de Kern (23), celui-ci me racontait hier soir, tout en fumant une cigarette après le coucher du soleil, quelques histoires de sa permission. Sa femme, qui est institutrice à Paris, avait droit à 10 jours de congé à l’occasion de la permission de son mari. Mais comme les institutrices sont assez rares (24), la Directrice de son école essayait de la dissuader et lui demandait ce qu’elle comptait donc faire pendant dix jours sans venir à l’école. “Vous ne voulez tout de même pas rester pendant 10 jours consécutifs avec un homme - ce serait vraiment immoral !” Bien entendu, ladite directrice est une vieille fille et celles-ci ont donc apparemment à Paris le même esprit que partout ailleurs !
As-tu eu d’autres nouvelles de Penhoat ? Je vais lui répondre tout à l’heure à sa dernière lettre datant de plus d’un mois, et dans laquelle il me parlait aussi de son étonnement au sujet du retard apporté par Gérard dans son installation à Rouen (25).
Mille baisers pour toi et les enfants. A bientôt !

Paul

Le bonjour pour Hélène !
Je lis au Journal que le Comptoir d’Escompte vient de décider la distribution de 30 Frs de dividende par action, c’est presque autant qu’avant la guerre (26).



Notes (François Beautier)
1) - El Hamam » : en fait El Hammam, petit poste de grand intérêt stratégique que la Légion vient d’établir aux confins orientaux du territoire tribal zayane, et qu'elle commence à fortifier pour barrer la route aux rebelles berbères du sud-est marocain (notamment les Chleuhs et les Beni M'guild) qui viennent porter main-forte à ceux de l’Ouest (les Zayanes), dont Khénifra était le point fort et donc le point à reconquérir par toutes les forces de la résistance berbère contre la colonisation du Maroc par la France. Le 17 mai, deux jours avant l’envoi de ce courrier, la 23e Compagnie du 6e Bataillon du 1er Régiment étranger (Paul appartient à la 24e Compagnie de ces mêmes Bataillon et Régiment), a été attaquée dans ce poste par les rebelles et les a repoussés. Paul, participant à la colonne du Groupe Mobile d’Aïn Leuh, est arrivé dans ce poste à la fin de ce même jour. Son livret militaire ne porte mention d’aucune participation à une colonne ou à un combat après avril 1917, mais Paul a établi de lui-même en mars 1920 un « état de services » qui mentionne sa participation à cette colonne, en parfaite conformité avec ce qu’il écrit dans ses courriers. 
2) - « gekommen » : Paul cite ici le premier vers d’un chant de Goethe publié en 1794 sous le titre de « Reineke le renard », dont le texte exact est « Pfingsten, das liebliche Fest, war gekommen… » (« La Pentecôte, fête charmante, était arrivée… »).
3) - « front Aïn Leuh - M’Rirt » : c’est la première fois que Paul emploie le mot « front » pour désigner cette section du parcours Meknès-Khénifra que les Français doivent absolument pacifier pour relier ces deux villes stratégiques où ils ont des garnisons. Cette nouveauté dans le courrier de Paul tient au fait qu’il vient d’arriver à El Hammam, à l’écart de cette ligne (ce qui devrait rassurer Marthe puisqu’il n’est plus ni à Aïn Leuh, ni à Mrirt) et qu’il n’a pas encore vécu ce que signifie ici « être en avant du front » : subir en premier l’assaut des rebelles berbères venant de l’est et du sud en renfort à ceux de l’ouest. 
4) - « Général Poeymirau » : le général Joseph-François Pœymirau (1869-1924), blessé en France en 1914 alors qu’il commandait un détachement de Tirailleurs marocains, fut nommé général de brigade et affecté au Maroc en 1917, et devint un proche collaborateur de Lyautey. Le général Pœymirau soumettra de force les Zayanes en 1920 et sera nommé général de division en 1922. A l’époque de cette lettre, le général Pœymirau commande la subdivision militaire et le groupe mobile de Meknès. En juillet 1918 il prendra le commandement conjoint des groupes mobiles de Fès et de Taza.
5) - « vieille casbah » : il s’agit vraisemblablement de celle de El Arba, à 9 km au sud à vol d’oiseau, dans la haute vallée de l’Oum er Rbia, détruite par les Français en représailles après leur défaite à El Herri à la mi-novembre 1914 (voir « affaire de Kénitra » en note à la lettre du 23 octobre 1916).
6) - « les Zaïans » : les Zayanes. En fait ce carrefour naturel aux confins orientaux du Pays zayane (« Zaër Zaïane ») était peuplé de Berbères appartenant aussi à d’autres tribus, notamment des Chleuhs (dont le territoire s’étend loin au sud-est), des Beni Ouaraïn (au nord-est) et des Rhiatas (au nord). C’est sur le rassemblement de ces différentes tribus berbères dans ce carrefour stratégique que comptait le caïd (chef) des Zayanes, Moha Ou Hamou (1886-1921), pour reprendre aux Français le contrôle de Khénifra (sa casbah), du Pays zayane (« Zaër Zaïane », son territoire tribal) et, plus largement, pour réunifier et libérer tout le Maroc au nom des Berbères. Et c’est évidemment là que Lyautey comptait confirmer la séparation par ses troupes des deux rebellions marocaines (celles de l’Oriental et de l’Occidental) et affermir la domination française sur le pays tout entier. 
7) - « 22e et 23e Compagnies » : Paul appartient à la 24e.
8) - « abri des balles » : il ne s’agit pas d’une tente blindée, mais d’une tente semi-enterrée dans un trou d’abri. 
9) - « dictées » : écriture sous la dictée d’un supérieur (Paul assure deux fonctions : de secrétaire et de coursier). Pour ne pas effrayer Marthe il ne détaille pas sa fonction de coursier, très périlleuse en cas de combats puisqu’elle consiste à transporter des ordres écrits entre les différents groupes de combat. 
10) - « des nègres » : cette expression raciste est alors courante. Paul l’emploie surtout pour rassurer Marthe : lui-même se dirait presque « planqué » s’il n’avait pour principe de dénoncer les « embuscades » et pour ambition d'être considéré comme un authentique Poilu.
11) - « ces jours-ci » : Paul a semble-t-il calculé que son épouse devrait accoucher en cette fin-mai, début-juin. Il est dès lors impatient d’en recevoir la nouvelle par télégramme.  
12) - « la décision » : la bataille finale qui mettra fin à la guerre.
13) - « générale anglaise » : Paul évoque la répression sanglante (6 morts) par la police anglaise, à la fin-avril, des manifestants irlandais civils hostiles à la conscription obligatoire dans l’armée britannique. Le premier ministre Lloyd George - qui avait été encouragé par son alter ego Clemenceau à maintenir la conscription en Irlande - tira au contraire profit de cette répression qui le démontrait inflexible quant à sa volonté d’aboutir à la victoire finale. 
14) - « d’un Irlandais » : le Président américain Woodrow Wilson était précisément le descendant d’un « Scotch-Irish » (Écossais-Irlandais), c’est-à-dire d’un protestant d’Écosse venu s’installer en Irlande (en Ulster) après sa conquête par Olivier Cromwell en 1653. A l’époque de cette lettre, en 1918, Woodrow Wilson était le 6e des 36 premiers présidents des U.S.A. à descendre par son père de la communauté des Écossais-Irlandais.
15) - « que jamais » : Paul croit de bon augure le semblant d’endormissement de la guerre. En réalité, les négociations secrètes ne valent plus rien face à la détermination jusqu’au-boutiste des grandes puissances, et les grandes batailles finales vont s’engager : l’opération « Blücher-Yorck » (Troisième bataille de l’Aisne) est déclenchée par l’Allemagne moins de 10 jours après cette lettre, le 27 mai 1918.
16) - « L’Excelsior » : Paul fait ici allusion au numéro du 2 mai 1918 de ce très populaire quotidien illustré, qui donnait en première page le poème « Les belles fenêtres » d’Edmond Rostand (1868-1918), alors très célèbre auteur de « Cyrano de Bergerac », « L’Aiglon », « Chantecler », etc. dont Paul sabote pourtant d'un t la fin du patronyme, bien qu’il ait déjà évoqué cet auteur dans ses courriers des 8 décembre 1914, 11 mai 1915 et 7 juillet 1915. 
17) - « délicieuse » : on peut en juger à ses trois premier vers (« Mignonne, allons voir si la vitre, / qui vibrante comme une élytre, / Veut dire, elle aussi, “Je tiendrai”... »)… 
18) - « überspannt » : ce mot allemand signifie « extravagant ». Paul l’emploie pour faire allusion (secrète, réservée à Marthe, car portant atteinte à un monument national vivant, Edmond Rostand) à l’homosexualité (pourtant publiquement affichée) du dit Maurice Rostand (1891-1968), qui fut surtout, comme son père, poète, romancier et auteur dramatique. 
19) - « L’Œuvre » : à cette époque, ce quotidien très populaire dirigé par Gustave Téry, son fondateur, est renommé pour son idéologie pacifiste et la publication en feuilleton, à partir d’août 1916, du célèbre roman-témoignage d’Henri Barbusse, « Le Feu ; Journal d’une escouade ». 
20) - « À un gros canon » : ce poème au titre humoristique (du fait du penchant sexuel assumé de son auteur) n’a guère marqué l’Histoire, même étroitement littéraire. 
21) - « Le Journal » : il s’agissait du quotidien « Le Journal », de Charles Humbert, mis en accusation d’intelligence avec l’ennemi depuis octobre 1917 et depuis lors en perte accélérée de lectorat.
22) - « Sixte de Bourbon-Parme » : Maurice Rostand, qui s’honorait avant-guerre de l’amitié de Sixte de Bourbon-Parme (1886-1934), se sent obligé en mai 1918 de la justifier pour s’en excuser. En effet, ce personnage de l’aristocratie européenne, descendant de Louis XIV et beau-frère du roi d’Autriche et empereur d’Autriche-Hongrie Charles 1er, est au centre d’une « Affaire Sixte » qui met en lumière l’existence de tractations secrètes entre Charles 1er et Clemenceau qui aboutissent à la mi-avril 1918 au renvoi du ministre des Affaires étrangères austro-hongrois, le comte Ottokar Czernin, et à son appel pour que l’Allemagne place l’Autriche-Hongrie sous tutelle afin d’éviter une paix séparée. Cet aboutissement, auquel Clemenceau avait largement contribué, mettait fin à l’une des pistes les plus prometteuses de paix négociée en Europe. Le ministre des Affaires étrangères américain Robert Lansing s’en émut en déclarant que Clemenceau avait fait preuve d’une « bêtise révoltante ». Le renom de Sixte de Bourbon-Parme, qui ne fut pourtant qu’un intermédiaire, fut terni par cette « Affaire Sixte » (par la presse française nationaliste pour éviter de mettre en doute le jusqu’au-boutisme de Clemenceau - déjà surnommé « Père la Victoire » ; et par la presse austro-hongroise pour exempter l'empereur catholique Charles 1er d'une suspicion d’amateurisme et de naïveté). Cependant, s’étant fait naturaliser belge au début de la Grande Guerre pour s’engager dans l’armée du Royaume de Belgique, et ayant effectivement combattu dans les rangs des vainqueurs, Sixte de Bourbon-Parme retrouva très vite après-guerre son rang dans l’aristocratie parisienne et européenne. 
23) - « Kern » : ami de Paul, Légionnaire comme lui, époux d’une institutrice parisienne.
24) - « assez rares » : du fait de la mobilisation au front de la plupart des instituteurs, qui y sont recherchés comme les sous-officiers les mieux acceptés par les Poilus. Les institutrices en poste doivent le plus souvent prendre en charge - en plus des leurs - les classes laissées sans maître. 
25) - « Rouen » : Penhoat, l’ancien associé et toujours ami de Paul, qui entreprend de monter une entreprise de courtage maritime sur le port de Rouen, a confié cette tâche - parce qu'il est lui-même toujours sous les drapeaux - à M. Gérard (vraisemblablement ancien employé de Paul à Bordeaux), lequel tarde à la concrétiser (peut-être parce que le port est souvent bombardé et en permanence saturé de troupes, approvisionnements et équipements militaires britanniques et américains).
26) - « avant la guerre » : Paul veut encourager Marthe à vendre quelques-uns des titres qu’il possède au Comptoir national d’escompte de Paris, en soulignant que leur dividende, qui était tombé à 25 F en 1917, est remonté à 30 en 1918, ce qui selon lui serait « presque autant qu’avant-guerre » (il sait parfaitement que le dividende était alors de 40 à 45 F et qu’il remontera certainement à ce niveau dès la fin de la guerre, donc que ce n'est pas le bon moment pour vendre, mais il s'inquiète de la faiblesse des ressources de Marthe). 

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