jeudi 31 mai 2018

Lettre du 01.06.1918

Winston Churchill en 1905

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

El Hammam, le 1° Juin 1918

Ma Chérie,

Nous avons depuis hier la visite du Général de Division Lyautey, Commissaire Résident de France au Maroc, Commandant en Chef des T.G.M. (1), ancien Ministre de la Guerre, venu avec une brillante suite en six grosses et confortables automobiles par la nouvelle piste de Lias (2), voir les travaux du nouveau poste, y hisser le drapeau tricolore, et décerner des décorations. France - République - Drapeau - Honneur - Victoire - Félicitations, grand effort fourni - Encouragements, nouveaux efforts à fournir. Depuis 2 h 1/2 les troupes étaient massées sous un soleil de plomb ; à 5 h du soir les autos arrivaient en bas ; Sonneries “Au Champ” - Revue - Sonnerie “Au drapeau” - Ouvrez le ban - “Au nom du Président de la République et des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous nommons...” etc. etc. - Marseillaise - Concert. Oh, si l’on m’a envié ma modeste petite embuscade (3) d’agent de liaison qui me permet de rester pendant ces solennités à l’ombre de ma tour pointue, loin de la foule importune, loin du bruit (pour la suite consultez la chanson populaire si bien connue). Enfin, le Général nous alloue 2 quarts de pinard (4), ce qui met facilement tout le monde d’accord sur le cri à pousser, en l’occurrence “Vive Lyautey”!
J’ai reçu en même temps tes lettres des 13 et 16 Mai, une de Penhoat et une de Fried (5). Bien entendu, j’ai commencé par ta lettre du 16 qui, malgré tout, respire un peu de soleil et d’espoir. Est-ce que Mr. Gaussens (6) est revenu pour louer ? Je ne connais pas ce Monsieur qui, comme ingénieur des Arts et Métiers, n’était certainement pas bien connu à Bordeaux avant la guerre. De toutes façons, ce serait une bonne chose s’il prenait ferme pour 3 mois. Il est évident qu’au fond de Caudéran ou tout à fait à la campagne tu ne trouveras pas le gaz (7) et l’électricité à moins de prendre une villa (8). Du moment que les Pacifics  ont rapporté 2x417 Frs., l’Extérieur (9) environ 1250 Frs., Me Lanos doit disposer avec les intérêts de 834+1250+250 soit d’environ 2300 Frs., et il faut le pousser le plus souvent possible pour qu’il s’occupe du règlement. Je suis du reste persuadé que l’affaire de Nantes est aussi réglée ou à peu près à l’heure qu’il est, car autrement Me Palvadeau n’aurait pas répondu dans le sens indiqué à Mme Robin (10). Ce qui ne doit pas t’empêcher d’écrire quand même à Nantes dès que possible pour savoir à quoi t’en tenir.
Je ne puis pas me figurer que la santé de Georges soit ébranlée du moment qu’il est de bonne humeur et qu’il a bonne mine. Evidemment, les traces d’une pneumonie ne s’effacent pas si vite que cela, mais enfin cela doit passer complètement au courant de l’été. Est-ce que Suzi (11) est au moins complètement remise ? J’aurais bien voulu que la petite se remette complètement au Pont de la Maille (12), mais bien entendu ton isolement ne vaut rien, et sous ce rapport il vaut mieux qu’Hélène rentre. Sa soeur n’aurait-elle pas accepté de garder Ali (13) pendant une semaine ou deux contre une petite pension ? 
Penhoat me dit que sa famille habite hors de la Ville (14), presque à une heure de tramway. Lui-même, auxiliaire (15), a maintenant tellement à faire qu’il ne lui reste presque pas de temps pour s’occuper des affaires R. Array et Cie (16). Pour le moment, c’est Array qui est à Rouen, mais Gérard (17) doit venir lui-même sous peu. Jusqu’ici, ils n’auraient eu aucun succès, sauf en ce qui concerne les frais d’installation.
Tu auras lu que l’offensive a recommencé et cette fois dans le secteur le plus rapproché de Paris : Soissons et Noyon, sans parler de Reims (18). Et tu verras que les Allemands mettront tout en oeuvre pour amener une décision cet été ! Penhoat m’a adressé un numéro de l’Humanité (19), avec le texte complet du memorandum du Prince Lichnowski (20), ancien ambassadeur de l’Allemagne à Londres. On y sent souvent percer la rancune contre les gros bonnets (Chancelier, Empereur etc.) mais les passages les plus intéressants sont sans doute ceux qui rapportent son jugement (très favorable) et ses impressions sur les leaders anglais de l’époque, c.à.d. Sir Ed. Grey (21), Asquith (22), Churchill (23), Nicolson (24) et le roi Georges (25). L. (26) rend le gouvernement allemand responsable de la guerre et prévoit la démocratisation de l’Allemagne à la suite de la guerre. 
Tu ne m’as pas accusé réception de mes lettres des 19 et 21 Avril (27). Ne les as-tu pas reçues ? Comme je te le disais déjà, il est maintenant à peu près certain que la 24° Cie restera à E.H (28). Les bicots (29) ne nous embêtent plus beaucoup.
Mille baisers pour toi et les enfants.

Paul


Fried (30) va toujours bien et t’envoie le bonjour.


Notes (François Beautier)
1) - « T.G.M. » : Tirailleurs et Goumiers Marocains. Noter que l’abondance des majuscules attribuées par Paul au visiteur constitue un impeccable garde-à-vous épistolaire. La suite de la description de la visite du Résident général Hubert Lyautey pastiche avec humour les reportages officiels que Paul lit dans le Bulletin quotidien des armées.
2) - « Lias » : la Légion a établi une piste carrossable depuis Lias en direction d’Aguelmouss pour renforcer le front contre l’arrivée de rebelles du sud-est marocain entre Aïn Leuh et Mrirt.
3) - « embuscade » : « planque », emploi tranquille non exposé au danger. 
4) - « pinard » : le vin, dont deux quarts font un demi-litre, soit une belle ration.
5) - « Fried » : première mention de cette personne dont le courrier de Paul ne précise pas l’identité.
6) - « Mr. Gaussens » : nouveau sous-locataire potentiel de Marthe.
7) - « gaz » : Marthe occupe le 1er étage de la maison, mais le gaz n’est pas distribué à ce niveau (voir la lettre prochaine du 16 juin 1918). 
8) - « prendre une villa » : Marthe a sans doute exprimé le souhait de déménager aux marges de Caudéran ou à la campagne pour payer un moindre loyer. Paul lui fait remarquer qu’à moins de louer une villa urbaine (donc à loyer élevé), elle ne serait alimentée en banlieue ni en gaz ni en électricité.
9) - « L’Extérieur » : Paul parle de titres que son avocat Me Lanos a vraisemblablement vendus pour son compte. Les titres de « l’Extérieur » semblent être ceux de l’emprunt extérieur de l’État espagnol (dont Paul parlait en tant que « rente » dans son courrier du 6 juillet 1915, et qu’il déclarait souhaiter vendre dans sa lettre du 22 avril 1917) ; les deux « Pacifics » sont vraisemblablement deux obligations de l’Union Pacific Corporation, une société américaine travaillant dans le secteur ferroviaire aux U.S.A. (dans sa lettre du 6 juillet 1915, Paul demandait à Marthe si elle en avait reçu les récépissés).
10) - « Mme Robin » : Maître Palvadeau a vraisemblablement informé la logeuse de Marthe, Mme Robin, que la liquidation imminente de la société L. Leconte et la levée partielle du séquestre lui permettraient de régler bientôt pour le compte de Paul l’arriéré des loyers des Gusdorf.
11) - « Suzi » : autre surnom de Suzanne, née en 1909, fille aînée des Gusdorf, plus souvent dénommée Suzette par son père.
12) - « Pont de la Maille » : en fait « Pont de la Maye », quartier de la commune alors encore assez rurale de Villenave d’Ornon, qui constituait l’entrée sud de l’agglomération bordelaise. Il semble que Suzanne y ait passé quelques jours dans une institution (dispensaire, centre de convalescence, colonie de vacances ?) ou chez une famille amie. La lettre du 17 octobre 1918 mentionnera de nouveau ce lieu où Georges et Alice auraient à leur tour séjourné.
13) - « Ali » : Alice, seconde fille des Gusdorf, née en 1914. 
14) - « la ville » : il s’agit de Rouen, où Penhoat entreprend de fonder une société de courtage maritime. 
15) - « auxiliaire » : Penhoat est mobilisé à Paris, vraisemblablement dans un emploi de service où il n’est que subalterne (« auxiliaire »), ce qui lui laisse beaucoup de temps qu’il consacre à son projet de société de courtage à Rouen.
16) - « R. Array et Cie » : déjà mentionnée dans la lettre du 21 avril 1918, cette société semble avoir été sollicitée par Penhoat pour faire fonctionner (le temps de son absence pour cause de mobilisation) le bureau qu’il a loué à Rouen pour y installer dès sa démobilisation sa propre société de courtage. Il se peut aussi que cette société ait été en outre sollicitée pour participer au capital de celle de Penhoat.
17) - « Gérard » : déjà mentionné, ce futur gérant de la société de Penhoat tardait à s’installer dans le bureau de Rouen (voir la lettre du 19 mai 1918). 
18) - « Reims » : Paul évoque le déclenchement, le 27 mai 1918, du troisième volet de la Bataille du Kaiser, l’offensive Blücher-Yorck (dite par les Alliés Troisième bataille de l’Aisne). Les Allemands, alors à seulement 130 km de Paris, cherchent à attaquer la capitale à la fois par l’est en progressant vers Reims et Soissons, et par le nord, en direction de Noyon et Montdidier. Cette énorme offensive échouera sur l’Oise à la mi-juin, et sur l’Aisne à la mi-juillet. 
19) - « L’Humanité » : journal des socialistes français, fondé par Jean Jaurès en 1904.
20) - « Lichnowski » : d’origine très cosmopolite, le prince Karl von Lichnowsky (1860-1928) avait été ambassadeur de l’Allemagne à Londres de 1912 à 1914. En avril 1918, il publia en Allemagne « Ma mission à Londres, 1912-1914 », dont la presse alliée (notamment anglaise) publia de larges extraits (et non le « memorandum » en entier) parce que son auteur y dressait un tableau manichéen opposant les méchants et très sots responsables de l’empire allemand aux très bons et intelligents dirigeants britanniques. L’Humanité, qui reprit d’abord le résumé britannique, ne tarda pas à critiquer cette vision bourgeoise, non-marxiste, s’attachant plus au jeu des personnes qu’à la compétition des structures et à la lutte des classes. 
21) - « Sir Ed. Grey » : Edward Grey (1862-1933), vicomte de Fallodon, ministre des Affaires étrangères britanniques de 1905 à 1916. Paul en a dit du bien dans sa lettre du 5 novembre 1916.
22) - « Asquith » : Herbert Asquith (1852-1928), chef du gouvernement britannique de 1908 à 1916 et ministre de la Guerre de mars à août 1914. Paul en a dit du bien dans ses courriers des 21 avril 1916 et 12 avril 1917.
23) - « Churchill » : Winston Spencer-Churchill (1874-1965), premier lord de l’amirauté de 1911 à 1915, colonel commandant le 6e Bataillon des Fusiliers écossais en 1916, ministre de l’Armement en 1917 (il deviendra ministre de la Guerre en 1919). Paul, pour la première fois dans cette lettre, évoque ce personnage historique dont l’importance deviendra primordiale lors de la Seconde Guerre mondiale.
24) - « Nicolson » : Arthur Nicolson (1849-1928), baron Carnock, il fut sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères britanniques de 1910 à 1916. Paul en parle ici pour la première fois.
25) - « le roi Georges » : Georges V, né en 1865, couronné en 1910 souverain du Royaume-Uni et des Dominions et empereur des Indes, mort en 1936. Paul l’a évoqué dans son courrier du 4 janvier 1916. 
26) - « L. » : Lichnowsky.
27) - « 19 et 21 avril » : voir ces courriers à leurs dates respectives.
28) - « E.H. » : El Hammam.
29) - « les bicots » : mot d’argot désignant péjorativement les Arabes. Or les rebelles qui « embêtaient » (euphémisme rassurant pour Marthe) les Légionnaires au Maroc étaient des Berbères… Par ailleurs, s’il est vrai que depuis les dures journées des 17 et 18 mai derniers qui virent le Bataillon mixte de la subdivision de Meknès (formé des 22e, 23e et 24e Compagnies du 6e Bataillon du 1er Régiment étranger ; Paul appartenant à la 24e Cie), d’abord obligé de prendre d’assaut le site d’El Hammam puis de le protéger des attaques pratiquement suicidaires des rebelles berbères, la situation dans le secteur n’est toujours pas tranquille car des éclaireurs et des petits groupes d’attaque appartenant à la rébellion nationaliste ne cessent de tenter de déloger les Français du poste avancé d’El Hammam, qui bloque le projet d’une liaison entre les rebelles du Maroc occidental et ceux du sud-est du Maroc oriental. 
30)  - « Fried » : seconde et dernière mention de cette personne dont le courrier de Paul n’indique pas l’identité.


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