lundi 2 mars 2015

Lettre du 03.03.1915

Paul écrit au crayon, dans des conditions parfois difficiles...
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza le 3 Mars 1915

Ma Chérie,

J’ai reçu hier matin ta lettre du 21 Février ainsi que 2 journaux et je viens de retirer à l’instant le saucisson recommandé en parfait état. Je l’ai même goûté immédiatement à ta santé et t’en remercie aussi chaudement qu’un poilu en campagne peut remercier pour un gros saucisson. J’ai la veine aujourd’hui, car depuis hier soir 18 hs. je suis de garde pour 24 hs. Comme nous sommes 18 hommes à ce poste plus un sergent et un caporal, chacun de nous ne fait que 3 heures de garde pendant la nuit et 4 dans la journée. Le reste du temps, il peut dormir, manger, lire comme il veut, et doit seulement rester en armes. Nous avons eu cette nuit un magnific clair de lune, c’était presque comme en plein jour ; la vieille mosquée avec sa tour en patina (1) jette une ombre fantastique et fantaisiste sur la porte où je me trouvais de 0 à 2 et de 5 à 6 hs, on n’entend ici en pays arabe aucune cloche ni horloge, mais plusieurs fois dans la nuit le prêtre mahomédan implore Mahomed du haut de la tour d’une voix puissante. Ce matin il y avait au moins 50 chameaux avec leurs chameliers qui attendaient le réveil de 6 hs pour sortir. Puis, notre 6° Bataillon (22° 23° 24° Cies) est parti en reconnaissance dans les montagnes.
Tu te trompes en supposant que je m’inquiète beaucoup des affaires. Mon souci principal est de te savoir à l’abri des besoins matériels et en sécurité ; j’aurais attendu que le séquestre te fasse verser au moins 400 Frs par mois - mais puisqu’il n’en est pas ainsi, ne paie pas le loyer jusqu’à nouvel ordre. Et au besoin tu vendras des obligations du Crédit Foncier. Pourquoi donc as-tu payé les 117 Frs sur les obligations au lieu de faire comme je l’avais conseillé ? D’autre part, la Ville de Tokio et probablement les Argentins (2) ont-ils payé pour qu’il te reste 5 Frs des intérêts ? Il se peut fort bien que c’est à la suite de la défense de traiter avec les Autrichiens et Allemands (3) que l’avoué ne t’écrit pas et cette loi doit déterminer aussi Leconte d’être si parcimonieux avec ses lettres. Penhoat m’a écrit encore hier ; il se trouve à peu près dans le même état d’esprit que moi mais il m’est difficile de croire qu’il ne peut pas recevoir les comptes. Dans tous les cas je te remercie de toutes les démarches que tu as faites et je suis curieux de connaître la réponse de l’avoué de Bordeaux. Note en passant que les femmes des engagés volontaires (même allemands) touchent l’allocation de 1,25 (4) par jour en produisant le certificat de présence au corps ; alors pourquoi le séquestre?
J’espère que Suzanne ne m’en voudra pas trop de ne pas l’avoir mentionnée dans la lettre en question. Pour réparer cette omission je vais lui écrire très prochainement une carte. Cependant les ânes du Maroc sont bien moins jolis que ceux de l’Algérie ; c’est le chameau qui est très utile ici, mais il est en même temps bien vilain.
Nous avons fait lundi dernier un convoi sur Oued Aghbal par un temps splendide. J’ai fait ce chemin aller-retour sans trop me fatiguer, alors qu’en venant j’étais déjà éreinté à l’aller. Il y a aujourd’hui juste un mois que je suis à Taza ; je ne vais plus à l’exercice depuis 8 jours, mais seulement au tir. Des bruits courent que notre bataillon, pour se reposer, irait dans le Sud Marocain à Bourdnil (5), mais je n’y crois pas. Le chemin de fer venant d’Oujda est maintenant arrivé jusqu’à 10 km environ de Taza, malheureusement il n’y a qu’un seul rail (6), mais enfin ce sera toujours une amélioration. La ligne de l’Ouest a atteint Fez (7) et le tronçon Fez-Taza (90 km) va se faire aussi prochainement.
Bons baisers pour toi et les gosses, un bonjour pour Mr Wooloughan et Hélène.


                                                     Paul


Notes (François Beautier):
1) - "patina" :  mot technique employé en allemand et en anglais pour désigner les décors muraux en stuc.
2) - "Tokyo ... les Argentins" : autres emprunts obligataires étrangers gérés par le Comptoir national d’escompte de Paris.
3) - "Autrichiens et Allemands" : la France interdit depuis le début de la guerre toutes les relations commerciales et financières extérieures avec l'Autriche et la Hongrie,  place sous séquestre les biens en France de leurs ressortissants et met sous surveillance policière ceux d'entre-eux qui y demeurent encore. Paul dénonce l'interprétation extensive que font peut-être l'avoué du tribunal de Nantes et L. Leconte à son encontre et à celle de Marthe en gelant aussi les relations épistolaires avec eux. 
4) - "allocation de 1,25" :  la loi du 5 août 1914 octroie à toute famille nécessiteuse dont le chef est mobilisé une allocation journalière de 1,25 franc, majorée de 50 centimes par enfant de moins de 16 ans. La famille de Paul Gusdorf n'est pas classée "nécessiteuse" du fait de ses biens et revenus (pourtant placés sous séquestre).
5) - "Bourdnil" : aujourd'hui officiellement en français Boudnib (anciennement Bou Denib ou Boudenib), localité et camp militaire à 250 km au sud de Taza, dans une cuvette désertique mais stratégique entre le Haut Atlas et l'Atlas saharien. A cette époque et compte tenu des usages en métropole, il n'est pas impensable qu'une mise au repos justifie un tel trajet. Cependant il serait plus probable qu'un détachement de la Légion de Taza soit appelé en renfort dans cette région pour y affronter les rebelles marocains qui s'y préparent à une guérilla anticolonialiste..
6) - "un seul rail" : bien qu'étroite cette voie unique de chemin de fer comporte évidemment deux rails.
7) - "Fez" : officiellement Fès en français, ville impériale de l'est du Maroc occidental dont Taza contrôle l'accès depuis le Maroc oriental et l'Algérie. La ville, violemment pacifiée en 1912, fut le site du Traité de Fès du 30 mars 1912 considéré comme préfiguration du protectorat français sur le Maroc.

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