mercredi 11 mars 2015

Lettre du 12.03.1915

Brûlées à la cendre de cigarettes, parfois mouillées, les lettres sont difficiles à déchiffrer...
Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 12 mars 1915

Ma Chérie,

Ta lettre du 2 courant m’est parvenue hier soir tard ; le deuxième envoi de chocolat est arrivé ce matin et le mandat-poste ne saura tarder d’arriver. Je te remercie sincèrement du tout, et en ce qui concerne l’argent, j’espère sincèrement que j’en aurai assez pour la durée de la guerre ! Je lis aussi avec tristesse que tu te laisses fortement impressionner par l’affaire du séquestre ; c’est certainement compréhensible, mais si tu veux bien réfléchir froidement, tu arriveras à cette conclusion : Les affaires Bechoff David etc. (1) ont vivement rallumé la méfiance contre les Allemands ; il n’est cependant pas douteux que le séquestre sera levé au plus tard aussitôt la guerre terminée et il est absolument certain qu’on nous rendra alors tout ce qu’on nous a mis sous séquestre. Donc le problème est de vivre d’ici là et il me semble qu’avec les 300 Frs. par mois et en vendant de temps à autre une obligation du Crédit Foncier, tu arriveras. En ce qui concerne le loyer, tu ne le paieras pas. Tu as le plein droit de profiter du moratorium (2) qui ramène l’échéance du 10 Février au 12 Mai et qui sera sûrement encore prorogé en Avril ou Mai. Si Mme Robin devient trop pressante, tu lui diras d’écrire au séquestre. Je te conseillerai enfin d’aller voir Me Gouais Lanos (3) pour lui exposer que 300 Frs. sont absolument insuffisants pour payer le loyer, gaz, eau et électricité. Demande lui un conseil en ajoutant que notre avoué de Nantes qui avait été chargé par nous de demander la main-levée ne nous écrit plus depuis quelque temps, soit qu’il est mobilisé, soit pour une autre cause.
De toutes façons tu ne paieras pas le loyer avec les 300 Frs. ! Lorsque la guerre sera terminée, nous verrons bien ce que nous aurons à faire et si l’on nous fait trop d’histoires en France malgré le sacrifice indéniable que j’ai fait, eh bien nous irons ailleurs et nous trouverons bien le moyen de commencer une autre existence où tu auras aussi l’occasion de travailler avec moi. Nous aurons toujours une cinquantaine de mille francs et avec cela on peut faire quelque chose. Je suis étonné d’apprendre que la rente argentine (nominal 1500 Frs. à 4 1/2%) est également restée au CNEP !! De toutes façons, tu toucheras toujours les coupons des autres titres (4).
J’espère que tu as reçu entretemps mes différentes lettres et que tu n’es plus inquiète sur mon sort. Nous sortons presque tous les jours et le soir je suis tellement fatigué que je me couche aussitôt après la soupe pour lire mon journal au lit. Hier, nous avons fait près de 30 km, sac au dos et demain nous allons faire une reconnaissance de 24 hs. Je t’écrirai aussi souvent que possible, mais crois-moi que je ne dispose pas d’autant de temps que toi ! Baboureau vient de m’envoyer une carte de Brest où il a déjà commencé l’exercice au 2° Colonial (5).
On me distribue à l’instant ton mandat ainsi que les journaux du 3 et 4 Mars. Encore une fois merci ! Demain, je tâcherai d’avoir un certificat de présence au corps attestant que je suis au Maroc et que je t’enverrai dimanche. Tu le conserveras car il pourra te servir à l’occasion. J’avais un moment l’intention d’écrire directement au Procureur de la République à Nantes pour demander des explications, mais réflexion faite, je renonce et j’attends les évènements. Ne te fais pas trop de bile, car si on maintient le séquestre jusqu’à la fin de la guerre, on nous rendra forcément nos biens après, cela est tout à fait hors de doute. J’espère  cependant toujours qu’il sera levé avant.
Est-ce que Suzanne fait des progrès lisant et écrivant ? Et Georges parle-t-il toujours de 
moi ?
L’offensive générale commence tout de même ou se dessine (6), et si le beau temps revient, cela va certainement barder.
Ton opinion sur la question de l’enfant m’étonne un peu. Si tu te trouvais dans ce cas-là, penserais-tu également comme cela ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "les affaires Bechoff David etc" : en mars 1915, la presse rendit publique une affaire de détournement de fournitures militaires françaises organisé par le trésorier-payeur général de l’Armée au profit de Madame Bechoff, épouse du patron de la très célèbre maison de couture et de fourrure parisienne Bechoff-David. Or la presse a insisté sur le fait que les deux époux étaient de nationalité allemande pour attiser la méfiance des Français envers les Allemands. 
2) - "moratorium" : moratoire (Paul emploie le terme juridique savant).
3) - "Me Gouais Lanos" : le contact avec l'avoué Bonamy ayant été rompu, Paul conseille à Marthe de se renseigner auprès d'un autre, Maître Gouais Lanos. Il s'agit sans doute d'André Gouais-Lanos qui acquit une charge d'avoué au barreau de Bordeaux en 1900 et qui devint à partir de 1925 une personnalité de si grand renom que la ville de Bordeaux lui dédia une rue. 
4) Paul et Marthe étaient à la tête d'un joli portefeuille de titres français et internationaux (Argentine, Turquie, Japon...); ceux d'entre eux qui étaient déposés à la banque faisaient partie des biens mis sous séquestre, et Marthe n'y avait pas accès. Elle avait cependant pu conserver une partie de ces titres, déposés dans un coffre ou remis à l'ami de Paul, M. Woolougham, et était en mesure de les vendre ou d'en toucher les dividendes.
 5) - "2ème colonial" : Deuxième Corps d'Armée Colonial créé en 1915 pour transférer et  faire se battre en métropole des troupes coloniales précédemment utilisées outre-mer, notamment en Algérie et au Maroc. 
6) - "l'offensive générale commence ou se dessine" : aux approches du printemps 1915 Paul est témoin d'une partie des transferts massifs de troupes coloniales vers la métropole. Il y voit peut-être la préparation de l'offensive finale que, par ailleurs, les opérations des flottes alliées en direction des Dardanelles pouvaient laisser croire générale. Cependant, les différentes victoires au jour le jour des Alliés (par exemple des Russes en Galicie, des Franco-Britanniques en Champagne ou des Français dans les Vosges alsaciennes), bien que rapportées avec enthousiasme par la presse que Paul lit au camp, ne parviennent guère à masquer la réalité d'un enlisement général et durable de la guerre. Paul en est vraisemblablement conscient, mais il préfère rassurer Marthe.

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