samedi 14 mars 2015

Lettre du 15.03.1915



Madame P Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 15 Mars 1915
                                                   Lundi

Chérie,

Depuis ma lettre de vendredi dernier je n’ai plus eu de tes nouvelles, mais j’espère bien en recevoir avec le courrier de ce soir. Nous avons fait samedi une marche-manoeuvre d’une quarantaine de kilomètres, avec fusil, 120 cartouches, sac, musette et bidon. Comme j’avais une ampoule au pied droit, cette marche était rudement dure pour moi car on va à travers champs, montant et descendant sans cesse les mamelons, traversant l’eau et grimpant sur les rochers. J’étais tellement fatigué en rentrant que je suis resté presque toute la journée d’hier sur mon plumard pour me reposer. Aujourd’hui je suis de garde au poste de police depuis hier soir jusqu’à ce soir 18 hs. On a construit maintenant une petite maison ici où nous couchons et d’où nous avons une vue magnifique sur la ville et les environs. Le bruit court depuis hier que l’Italie a déclaré la guerre à l’Autriche (1); je ne le crois pas avant de l’avoir lu dans le communiqué officiel ; mais si c’était vrai cela abrègerait la guerre d’au moins 1-2 mois. On parle aussi beaucoup ici que la Légion serait dissoute (2) après la guerre ; tout cela sont évidemment des racontars, mais il se pourrait fort bien qu’il y eût tout de même un changement sous ce rapport ...
On devient de plus en plus grossier, sale et dégoûtant, il y a des jours où je n’ai même pas le temps de me laver. Tu peux donc te figurer avec quelle impatience nous attendons ici la fin de la guerre pour rentrer dans nos pénates. Et plus j’y réfléchis plus je me dis que la fin doit être proche. Si l’on a donc seulement la chance de se revoir sains et saufs, c’est tout ce qu’on peut demander et cela je l’espère bien.
Les routes autour de Taza commencent tout de même à prendre tournure. L’une d’elles montre une particularité bien bizarre : elle a été piochée à travers d’un champ en pente et à gauche, en descendant, se trouve ainsi un mur naturel formé de la terre qui est restée du champ primitif. Or, comme les Marocains enterrent leurs morts à peu près comme des chiens sans signe extérieur aucun, on voit dans ce rempart de terre des squelettes humains dans toute leur longueur ; c’est un peu macabre, mais assez original (3).
Tu ne m’as jamais dit si les voisins te parlent quelquefois, notamment celle avec laquelle Mme Devilliers (4) a eu une histoire. Le commissaire t’as-t-il renvoyé tes papiers et dit dans quel but on les avait demandés ? As-tu vu maintenant le représentant du séquestre et as-tu eu des nouvelles de Mr. Wool. (5)?
Siret (6) ne m’a pas encore écrit et cela m’est au fond assez indifférent. Ne fais donc plus aucune démarche pour l’amener à correspondre avec moi, car je te répète que les affaires m’intéressent très peu pour le moment. As-tu suivi les tirages du Crédit Foncier 1891 et 1912 pour nos obligations ?
Heureusement que tu as les gosses qui avec tout le souci te donnent aussi pas mal de distractions. N’est-il pas malheureux que grâce à l’ambition d’un ou de quelques hommes couronnés des millions de poilus soient ainsi forcés de vivre loin de tout ce qui leur est cher?
J’espère avoir de tes nouvelles ce soir ou demain et te prie d’embrasser les enfants pour moi.

Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "L'Autriche" : les Alliés devront attendre jusqu'au 23 mai 1915 que l'Italie signe le pacte de Londres (par lequel elle rejoint la Triple-Entente) et déclare la guerre à l'Autriche-Hongrie.
2) - "dissoute" : cette rumeur traduit la méfiance des Français envers les ressortissants allemands engagés dans son Armée et rend compte aussi de la conscience que les uns et les autres ont de la nécessité préalable de finir la guerre. 
3) - Exemple consternant d'ignorance et de manque de sensibilité de la part de la Légion.
4) - "Mme Devilliers" : les Devillers avaient été logés par Marthe au début de la guerre, leur appartement étant loué au gouvernement lors de son séjour à Bordeaux.. 
5) - "Mr. Wool." : Mr. Wooloughan, ami américain de Paul.
6) - "Siret" : parent d'Hélène, employée de maison des Gusdorf à Caudéran

Légionnaires en marche


                                                 

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