vendredi 8 juillet 2016

Lettre du 09.07.1916

Soumission et retour d'armes d'insoumis
Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Juillet 1916

Ma Chérie,

Je te confirme ma carte postale d’hier et t’accuse réception de tes lettres des 26, 28, 29 & 30 Juin ainsi que des lignes de Suzette datées du 2 cour. qui m’ont fait un vif plaisir. Mais je reste vraiment ahuri de tes craintes vraiment maladives (1) que tu te fais pour moi ! Je t’ai pourtant dit et répété maintes fois que si par hasard il m’arrivait quelque chose, tu serais télégraphiquement avisée par les soins de la Compagnie qui a, naturellement, ton adresse. Sachant que j’étais en route depuis le 11 Juin (2), tu devais bien te dire que ma correspondance deviendrait irrégulière et cela d’autant plus que tu savais que nous allions loin de Taza. Enfin, tout va bien qui finit bien, mais je t’en prie, ne te fais pas tant de mauvais sang surtout pour moi. Je t’ai écrit aussi souvent que cela m’était possible, c.à.d. qu’il y avait du courrier, et tu dois bien avoir reçu de cette colonne 8 à 10 cartes plus les deux lettres ???
Au point de vue de la marche, cette colonne était assez passable, mais la chaleur était accablante, l’eau souvent rare et le pain aussi. Comme nous étions réunis avec la colonne de Fez et, par conséquent, assez nombreux, le ravitaillement n’était point chose facile dans le bled. Aussi le pain était-il très souvent moisi - et même, il manquait complètement et était alors remplacé par la farine dont nous faisions nous-même la “kesra”, du pain arabe. J’ai mangé presque tous les jours une boîte de lait concentré, mélangé d’eau, ce qui est très rafraîchissant maintenant. Tu te souviens qu’autrefois je ne pouvais même pas boire une tasse de lait frais !
Au point de vue militaire, la colonne était plutôt dure, car nous avons presque journellement combattu contre des bicots qui comptent parmi les plus aguerris du pays. Heureusement que nous avions une artillerie relativement nombreuse, car sans cela nous aurions eu des pertes considérables. Les 14, 15 & 24 Juin ainsi que les 1° & 6 Juillet (3), nous avons eu des combats très sérieux. Le 6 ma section était désignée pour prendre à l’assaut un village situé à environ 2 1/2 km à 3 km du bivouac. Il fallait parcourir cette distance au pas gymnastique, descendant des ravins presque à pic et grimpant les mamelons sous le feu des Marocains et un soleil de plomb. Mon bidon avait été troué la veille et je n’avais donc pas de l’eau sur moi. Après le 3° bond, lorsque nous nous reposions derrière un pli du terrain, je croyais réellement crever de soif : heureusement j’avais encore un peu d’alcool de menthe dans un flacon que j’ai sucé avec un brin de paille. Cet alcool, rafraîchissant par excellence lorsqu’on en jette quelques gouttes dans un verre d’eau ou sur un peu de sucre, est tellement fort qu’il me brûlait littéralement la gorge et la langue. Mais il me donnait en même temps le coup de fouet, et, arrivé au village, j’ai pu avoir de l’eau du bidon d’un camarade. Le retour était encore plus pénible, car ici au Maroc où nous ne pouvons pas penser à conserver le terrain conquis (4), il faut retourner au bivouac qui est toujours dressé à proximité d’une source ou d’un cours d’eau. Les Marocains qui, battus, se retirent devant nous dans les montagnes, nous tirent alors dans le dos et une 2° ligne de tirailleurs de chez nous protège alors avec l’artillerie notre retraite. Mais malgré cela nos pertes sont ordinairement plus fortes en battant en retraite qu’en avançant. 
Le 6 donc, les balles sifflaient désagréablement autour de nos oreilles ; quelques-unes tombaient par terre à 1 ou 2 pas de distance, à tel point que je recevais deux fois la terre dans la figure. Comme il est d’usage de revoir en de tels moments scabreux en un seul clin d’oeil toute sa vie, je m’efforçais d’avoir rapidement cette vision prescrite par le code de la politesse, mais je m’aperçus bien vite que tout ce qu’on raconte à ce sujet est de la bêtise. On se dit : “Il arrive ce qui doit arriver”, et si un sifflement a été une fois trop proche de la tête, on ricane silencieusement : “Ce n’est pas ton matricule, celle-là”. Ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’on distingue immédiatement un coup de fusil marocain d’une balle Lebel (5); les fusils bicots font “takooo”, les nôtres “tak” tout court. Au surplus, la balle marocaine, plus grosse que la nôtre, est en plomb et siffle beaucoup plus fort aux oreilles que la nôtre qui est plus pointue, plus mince et en cuivre. Et lequel de nous ne désirerait pas ce qu’on appelle une balle heureuse, c.à.d. une dans le mollet, la cuisse, le bras ou l’épaule qui entraîne 3 ou 4 mois d’hôpital et presque autant de convalescence en Algérie ? Ces blessés-là, qui ne restent naturellement pas estropiés, sont l’objet de toutes les jalousies ... Enfin, nous étions moitié morts de fatigue en arrivant au bivouac le 6 au soir. Il y avait ce soir là 2 quarts de vin, de l’eau de vie dans le café, un bon ragoût de poulet (que nous avions rapporté du village incendié par nous) du boeuf aux cornichons, du riz au chocolat et la soupe traditionnelle, la fête quoi, et chacun avait sa petite histoire à raconter. Notre Compagnie, bien que souvent engagée, a eu de la chance cette fois-ci. D’un autre côté, nous avons eu pas mal d’officiers hors de combat, et même tués ... (6)
Et puis, comme on est content de rentrer à Taza après un mois d’absence ! De loin on se montre les minarets, la forêt des oliviers, les remparts et les portes ...
Je suis étonné de ce que la Préfecture fasse tant d’histoires au sujet du L.P. (7). Evidemment, si tu ne l’obtiens pas, tu écriras une lettre recommandée suivant le conseil de Me Lanos disant que tes 2 dernières lettres sont restées sans réponse, qu’au surplus Me By (8) ne te communique pas, malgré ta demande, les conclusions du Tribunal de Nantes, tu te vois obligée, d’accord avec moi, de renoncer à ses services et que tu annules par conséquent le mandat que je lui avais donné en Décembre 1914 pour nous représenter. Tu le pries de t’accuser réception de ta lettre et de te faire parvenir la note de ses honoraires. Tu verras bien s’il a le culot de nous compter plus que les 200 Frs versés par L. (9)
Bonne nuit Chérie, je t’écrirai de nouveau demain ou mardi.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul

P.S. N’oublie pas mon mandat, je suis un peu à la bourre (10) par suite de la colonne.




Notes (François Beautier)
1) - "craintes maladives" : Marthe est sans doute aussi très affectée par les nouvelles dramatiques données par la presse concernant l'ampleur des pertes durant le mois de juin 1916, qui restera dans l'histoire de la Grande Guerre comme le mois du paroxysme de l'enfer de Verdun, et pendant la journée du 1er juillet, réputée la plus meurtrière de tout le conflit (environ 60 000 morts toutes nationalités confondues) du fait du lancement de l'offensive britannique sur la Somme pour soulager les Français englués à Verdun. 
2) - "depuis le 11 juin" : Paul participe du 10 juin au 9 juillet 1916 à la colonne en direction de Fès destinée à repousser les Beni Ouaraïn rebelles. Il n'est sans doute pas informé que le 10 juin 1916 s'est levée la "Grande révolte arabe" contre les Turcs, menée par le Chérif de La Mecque, Hussein Ibn Ali, avec le soutien des Britanniques. Ce soulèvement incita immédiatement l'Allemagne a provoquer et à soutenir un regain d'activité des rebelles nationalistes marocains (antifrançais) au sud du Rif et sur les contreforts des Moyen et Haut Atlas.
3) - "6 juillet" : la rébellion antifrançaise de l'été 1916 partit du couloir de Taza où Paul la combattit à la fin juin et au début juillet. Cependant, c'est au sud du Haut Atlas, notamment dans le Tafilalet (Tafilalt en berbère), qu'elle replia ses forces (6 à 8 000 hommes) et souleva de nouveaux rebelles. Le lieutenant-colonel Doury l'affronta à partir du 6 juillet et la dispersa avec l'aide des troupes du Makhzen (gouvernement du sultan du Maroc sous protectorat français) à partir du 11 juillet.
4) - "le terrain conquis" : Lyautey manquait effectivement de troupes pour occuper le terrain : il avait envoyé au front en Europe l'essentiel de ses forces. Mais, officiellement, il ne s'agissait pas de "conquête française" puisque le Sultan du Maroc, avec son gouvernement (le Makhzen), était placé sous protectorat français et qu'il s'agissait pour la France de "pacifier" le pays.
5) - "Lebel" : fusil à armement automatique de calibre 8 mm, chargé au maximum de 10 balles (8 dans le chargeur, 1 dans la culasse, 1 en transfert entre chargeur et culasse), portant le nom de son inventeur, adopté par l'Armée française depuis 1887. Sa modernité tient au remplacement de la traditionnelle poudre noire par la nitrocellulose (beaucoup plus puissante et sans fumée) et des archaïques balles en plomb par des balles chemisées (recouvertes) de maillechort (Paul, en parlant de "cuivre", confond la cartouche avec la balle). Les rebelles marocains emploient essentiellement des fusils de la génération précédente, à un ou trois coups, avec balles en plomb et poudre noire, beaucoup moins puissants, précis et discrets.
6) - "et même tués" : Paul parle de "sa" compagnie en relevant qu'elle a "eu de la chance" (elle n'a officiellement perdu aucun homme). En disant "d'un autre côté", il évoque d'autres corps de troupes, par exemple la 2e batterie du 4e groupe d'artillerie de campagne d'Afrique (qui se joignit à la colonne pour l'appuyer et qui perdit un maréchal des logis), et plus généralement toutes les troupes de l'Armée française engagées au même moment du Rif jusqu'au sud du Haut Atlas (où il y eut des pertes, notamment dans le Tafilalet). 
7) - "L.P." : il s'agit sans doute du livret de police que Marthe devait faire viser chaque mois depuis le début de la guerre pour obtenir la reconduction de son permis de séjour. Cette reconduction supposant aussi que Marthe disposât de moyens suffisants d'existence, il importait que le jugement concernant la demande de levée du séquestre des biens de la famille soit officiellement prononcé et connu.
8) - "Me By" : Maître Bonamy, auquel Paul a confié la charge de le représenter pour obtenir la levée du séquestre. Il semble que Paul n'ait plus aucun respect pour cet avoué dont il résume brutalement le nom (dans sa carte postale du 28 juin précédent il l'avait même privé de l'abréviation de son titre "Me"), et que son mécontentement lui fasse perdre le fil de son discours en passant du problème du permis de séjour de Marthe à celui des honoraires de l'avoué qui ne donne plus de nouvelles depuis le printemps 1915. 
9) - L." : Leconte, associé de Paul.

10) - "à la bourre" : expression argotique de joueur de cartes signifiant "appauvri" et/ou "en retard". C'est bien le cas de Paul...

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