vendredi 29 juillet 2016

Lettre du 30.07.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 30 Juillet 1916

Ma Chérie, 
J’ai tes lignes des 18 et 21 courant, et, suivant ton conseil, écris par ce même courrier à Mr. Palvadeau (1); ci-joint copie de ma lettre. Je me suis basé sur les communications relatives à la lettre que Penhoat (2) a écrite au même avocat bien que P. ne m’en ait rien dit encore. Dans sa dernière lettre (du 10 Juillet) il me dit qu’il attend avec beaucoup d’intérêt les nouvelles au sujet de ton voyage à Nantes. Je lui ai répondu hier soir en lui donnant quelques détails. Me Bonamy (3) doit avoir l’habitude de tous les vieux messieurs de laisser traîner les affaires, d’autant plus que ce n’est que par suite de la guerre qu’il a repris possession de son étude. Quant à Mme Robin (4), je te recommanderai de ne plus pousser les choses plus loin : Qu’elle se débrouille, car comme Me Lanos te l’a dit, il y aura peut-être une loi ou un décret accordant une réduction des loyers pour les mobilisés. 
Le régiment de Penhoat étant relevé par les Anglais dans son secteur d’Ypres (5), se retrouve maintenant dans les environs de Noyons-Compiègne (6), c.à.d. sur le point du front qui est le plus rapproché de Paris. Je crois t’avoir déjà écrit que P. caresse l’espoir d’avoir une nouvelle permission pour aller en Bretagne où il a quelques affaires de famille à régler. Puisque Mme Penhoat s’y trouve également en ce moment, ils vont très probablement se rencontrer là-bas.
En ce qui concerne la mentalité de Leconte, tu connais son optimisme habituel : il voit tout en rose lorsqu’il commence quelque chose et son travail est plutôt passif, c.à.d. au lieu de s’efforcer d’atteindre son but, il travaille à aplanir la route de telle façon que le but vienne à lui. Mais il est réellement naïf de se présenter (7) que je vais laisser tout en plan ou bien que je le désigne comme héritier de mes intérêts ! La chose n’est tout de même pas aussi simple que cela et je ne crains pas grand’chose de ce côté-là. Rappelle-toi du reste qu’un an avant la guerre encore Leconte nous proposait de nouveau le système des volontaires allemands à outrance (8) et c’était moi en particulier qui étais opposé à ce projet. Naturellement toutes ces lettres et les copies de mes réponses se trouvent au Bureau de Bordeaux, mais Penhoat aussi en possède un exemplaire et si réellement L. avait l’intention de crier au scandale, il serait assez facile de lui boucher le bec. Et me mettre sans façon à la porte du bureau dont je participe aux frais n’est pas si facile non plus. Si réellement l’affaire était transférée à Bordeaux, Mr. Wool. (9) te présenterait à un avoué dans le cas probable où Me Lanos comme représentant de Mr. Palvadeau ne pouvait pas accepter un mandat que tu lui offrirais tout d’abord naturellement. Je ne vois pas bien, à bien réfléchir, ce que le séq. a à voir devant le Tribunal. Son rôle, à mon avis, se borne à administrer ou surveiller les biens dont il a la charge de sorte que peut-être Me Lanos pouvait quand même nous représenter officiellement.
Mr. Plantain (10) est donc quand même revenu, ce qui doit avoir quelque peu rassuré ton pessimisme sur les bons amis sur lesquels on peut compter. D’autre part, si tu avais besoin de références au Tribunal ou ailleurs, tu pourrais encore en dehors de Mr. Woolougham indiquer Mr. Th. Colombier, Courtier maritime, 1 rue Esprit des Lois ; Mr. Lagache, Administrateur délégué de la Société Chimique de Bordeaux, 30 rue des Amandiers ; F. Fourgous, 13 Cours de Tournon, Bordeaux ; Mr Capuron, Directeur de l’Union Gazière du Sud-Ouest, 52 Rue St Rémy à Bordeaux, qui tous, j’en suis sûr, ne me refuseront pas leur assistance.
J’ai lu avec intérêt tes nouvelles au sujet de l’incendie. Sais-tu à qui appartenait ce dépôt ? Le terrain de Mr. Gimeaux (11) était situé tout près du nouveau Bassin à Flot (12). Ne s’agirait-il pas de silos construits pour recevoir et entreposer des grains etc. dans les Docks ?
Dans quel hôtel es-tu descendue à Nantes ? Et quelle est l’adresse exacte du nouveau bureau de L. (13)? Nantes n’a jamais été une “base” anglaise, mais un port de réception de certaines marchandises destinées aux troupes anglaises. Les bases sont surtout Le Havre, Rouen, Boulogne, Calais et Dieppe. Tu constateras que les Anglais persistent dans leur offensive dans la Somme (14), qu’ils y ont même bien avancé (toutes proportions gardées). Personnellement, je reste persuadé que c’est eux qui vont amener la chute de l’Allemagne (15) et s’ils devaient y travailler encore un an ou deux.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                    Paul



Notes (François Beautier)
1) - "Mr. Palvadeau" : selon ce qu'en dit Paul plus loin il s'agirait d'un avocat de Nantes qui se faisait représenter à Bordeaux par Me Lanos, l'un des deux avocats de Paul dans ses affaires de levée de séquestre et de non-versement des bénéfices par Leconte.
2) - "Penhoat" : troisième associé de la société L. Leconte & Cie dont Paul est le deuxième.
3) - "Me Bonamy" : avocat de Paul à Nantes (il semble, au simple fait qu'il en ré-écrive le nom complet, que Paul lui refasse confiance).
4) - "Mme Robin" : logeuse de la famille Gusdorf à Bordeaux, à laquelle Marthe souhaite payer son loyer alors que Paul cherche à l'en dissuader en se référant ici non plus au moratoire de 3 mois institué par les décrets des 14 août et 27 septembre 1914 ("sursis" pour les "petits loyers" reconduit par décret tous les 90 jours) mais à la rumeur rapportée par Me Lanos (avocat recruté par Paul pour remplacer le précédent, alors jugé défaillant) annonçant une possible réduction générale des loyers pour les mobilisés. Au contraire, face à la paupérisation dramatique de nombreux propriétaires ne recouvrant plus leurs loyers, il était question au Parlement en 1916 (en fait depuis la reconduction de 90 jours réputée "la dernière" en décembre 1915) d'obliger les locataires à payer sans délai l'intégralité de leurs charges locatives et de permettre aux propriétaires de contester le sursis à payer le loyer "s'ils peuvent fournir la preuve que leur locataire est en état de payer". Rien ne fut cependant décidé avant la fin de la guerre en 1918 et tout redevint "normal" ensuite, à l'exception de l'attribution aux "petits propriétaires" d'une indemnisation pour perte de revenus.
5) - "Ypres" : enjeu allemand raté de la "Course à la Mer" de 1914, la ville belge d'Ypres, en Flandre, fut une seconde fois attaquée par l'Allemagne en avril-mai 1915, qui ne parvint pas à la prendre, malgré le premier emploi de gaz de combat, du fait de la résistance des Britanniques, Belges et Français (les Alliés y perdirent environ 150 000 hommes). Au printemps 1916, les troupes françaises se regroupant sur Verdun, l'Empire britannique prit en charge le secteur d'Ypres, accumula des troupes anglaises, écossaises, galloises, irlandaises, australiennes, canadiennes et néo-zélandaises puis mit en marche une opération visant à déloger les Allemands des hauteurs situées à l'est d'Ypres. L'assaut fut préparé le 7 juin par l'explosion d'une vingtaine de mines anglaises de plusieurs dizaines de tonnes d'explosif chacune (les explosions furent perçues jusqu'à Londres). L'infanterie enfonça ensuite les lignes allemandes et la ville d'Ypres fut ainsi mise hors de portée des Allemands. Penhoat, qui s'était engagé en mai 1915, avait été employé comme fourrier sur les lignes arrières du front en Flandre belge, puis en troisième ligne dans un mess d'officiers. Sa lettre à Paul datant du 10 juillet on peut penser qu'il partit avec les derniers régiments se portant à la défense soit de Paris, directement menacé au cas où l'Allemagne prendrait le contrôle de la vallée de l'Oise (ce fut le cas de son régiment puisqu'il se retrouva dans le secteur de Noyons - Compiègne, les deux verrous de cette vallée), soit de Verdun alors en plein enfer. 
6) - "Noyons - Compiègne" : clés de contrôle de la vallée de l'Oise (donc de Paris). À l'été 1916, le front se situe au sud de Noyons (ville occupée par les Allemands depuis août 1914 jusqu'en mars 1917 puis détruite par les combats de mars-avril puis août 1918) et au nord de Compiègne (qui contrôle aussi le débouché de la vallée de l'Aisne, et qui demeurera pendant toute la guerre une ville-garnison, une ville-hôpital et en 1917 une ville-quartier général, très proche du front). 
7) - "de se présenter" : de s'imaginer, de croire...
8) - "système des volontaires allemands à outrance" : allusion à la bataille de Leipzig d'octobre 1813 qui vit la défaite de Napoléon face à une nouvelle coalition renforcée par la désertion et la trahison des supplétifs saxons et wurtembergeois de la Grande Armée (encouragés par la Prusse) et par l'enrôlement massif dans les corps francs prussiens de civils volontaires qui, après avoir accueilli Napoléon en libérateur, le voyaient dorénavant, puisqu'affaibli par son recul face à la Russie, comme un ennemi national à abattre. Cette allusion ne pouvait, en 1916, avoir de sens que pour Paul et Marthe, très imprégnés de leur culture allemande. Elle permettait vraisemblablement à Paul de rappeler à Marthe (devenue de fait son avocate) que Leconte n'était pas le dirigeant loyal et droit pour lequel il voulait se faire passer aux dépens des Gusdorf : Paul s'était plusieurs fois opposé au projet proposé par Leconte de démarcher en catimini des clients liés par contrat à d'autres sociétés de courtage, ce qui constituait à l'époque et dans ce milieu particulier une trahison des usages garantissant la paix des marchés (Paul s'était déjà plusieurs fois positionné, dans son courrier de guerre, comme un adepte du capitalisme régulé plutôt que "sauvage"). En somme il s'agissait de rappeler la duplicité et la perversité de Leconte, implicitement accusé par Paul de vouloir trahir son associé en profitant de ses difficultés temporaires (séquestre, incorporation au loin, avocats peu actifs...).
9) - "Mr. Wool." : Mr. Wooloughan, ami américain et partenaire d'affaires de Paul à Bordeaux.
10) - "Mr. Plantain" : cet ami de la famille avait été affecté à l'arsenal de Tarbes en 1915.
11) - "Mr. Gimeaux" : Cette personne n'a pas laissé plus de traces accessibles actuellement que l'incendie survenu sur le port de Bordeaux dont parlait Marthe en juin ou juillet 1916 (la lettre du 20 août suivant précise qu'il s'agit des docks Sursol, mais le seul incendie encore répertorié de ce dock - qui entraîna d'ailleurs celui du port tout entier - remonte à septembre 1869).
12) - "nouveau bassin à flot" : ce bassin, le second du genre dans le port de Bordeaux (quartier de Bacalan), avait été aménagé de 1906 à 1911. Il avait été équipé avant 1914 d'un pont roulant et de silos à grains.
13) - "L." : Leconte.
14) - "Somme" : Les Britanniques furent décimés le 1er juillet 1916, premier jour de leur offensive sur la Somme. Cependant, ils tinrent jusqu'au 18 novembre 1916 et parvinrent - sans toutefois les battre incontestablement - à faire reculer les Allemands d'une dizaine de kilomètres. Paul "enjolive" beaucoup pour rassurer Marthe en écrivant à la fin juillet, sans en être lui-même dupe : "ils ont bien avancé (toutes proportions gardées)" 

15) - "chute de l'Allemagne" : Paul confirme ici une fois de plus son anglophilie face à Marthe, toujours méfiante envers les Anglais.

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