vendredi 15 juillet 2016

Lettre du 16.07.1916




Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 16 Juillet 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux ta lettre du 7 et comme toute ma dernière correspondance de la colonne doit être passée par Fez, il est plus que probable que tu as dû attendre encore plusieurs jours. Je me rappelle cependant très bien que le 30 Juin ou le 1° Juillet j’ai mis une carte dans la boîte du poste de Mat Matta (1) (à 40 ou 50 km de Fez) et je pense que celle-là au moins te sera parvenue avant ton départ pour Nantes. Depuis mon retour à Taza, tu as dû recevoir régulièrement de mes nouvelles, du moins aussi régulièrement que moi des tiennes. 
Le contenu de tes lignes du 7 m’a laissé un peu rêveur. Non pas que je ne sois pas content de tes résolutions énergiques, mais je crains, je crains beaucoup que tu ne retournes très désappointée de ton voyage. Te rappelles-tu de la tirade de Mr. Brieux dans “la Robe Rouge” (2) au sujet de la justice, lorsque la vieille femme trouve le Procureur si humain pour lui exposer tous les torts qu’elle a subis sans aucune raison ? “Il ne suffit pas d’avoir raison, d’avoir le bon droit de son côté”, lui dit-il, “la justice est une chose très compliquée ...”
La loi concernant les séq. (3) vise tous les ressortissants des nations en guerre avec la France à l’exception des Alsaciens-Lorrains qui demanderont la réintégration. Elle ne parle point d’engagement dans la Légion et puisque ce cas n’est pas prévu du tout, il n’entraînera pas obligatoirement l’exception. Il laisse, si tu veux, beaucoup de latitude aux magistrats chargés de l’interprétation des dites lois et tu as vu par les journaux que les jugements sont parfois diamétralement opposés. Il y a un mois à peu près je lisais dans le Journal dans la chronique des Tribunaux le cas d’un ingénieur autrichien, Kornfeld, engagé depuis le début de la guerre dans l’aviation sur le front de France même. Sa demande de levée de séq. a été rejetée parce que le tribunal disait dans son jugement que les lois autrichiennes stipulent que même en cas d’engagement dans une armée étrangère ou même ennemie, un Autrichien peut conserver sa nationalité ! Qui sait si la fameuse loi Delbruck (4) ne stipule pas la même chose ? 
K. (5) avait soutenu l’argument que par le seul fait de son engagement dans l’armée française il avait répudié son ancienne nationalité ...
Enfin puisque tu dois déjà être de retour de Nantes tu me diras le résultat de tes démarches. Puissent-ils être meilleurs que ce que je prévois ! Car je suis, à vrai dire, trop franc vis à vis de moi pour ne pas tirer les conclusions de tous les jugements rendus depuis la guerre, mais je me dis aussi avec conviction qu’une fois la paix conclue, je rentrerai en possession intégrale de mes biens. Cependant, et aussi désolante que soit cette constatation, le sentiment patriotique fausse en ce moment le sens de la justice, très vif cependant en temps normal.
Avec Me Bonamy tu peux naturellement rompre par écrit aussi bien que normalement ; si l’ami de Me Lanos est mobilisé, tu auras trouvé une autre adresse dans le Bottin (6). Leconte dira, non tout à fait sans raison, qu’on ne peut pas savoir ce qu’est devenue notre installation d’Anvers, de Gand et de Trieste (7). Pour ce qui est de la Démocratie de St N. (8) et de la fameuse Ligue (9), c’est secondaire et j’aurais attendu la fin de la guerre pour aviser ce qu’il y a lieu de faire. Car ce sera dans tous les cas nous qui payeront notre avocat et nous ne serons pas sûrs que le Journal (10) soit condamné à nous payer des dommages-intérêts que nous demanderions naturellement ...
Enfin, attendons d’abord le résultat de tes premières démarches à Nantes avant de décider plus loin. Ton esprit de jeune fille, de “militante”, est donc plus fort que jamais ! J’y applaudirais volontiers si je ne voyais pas trop de boue dans l’affaire que tu te proposes d’entreprendre : des discussions avec des soi-disant journalistes à la solde du mieux payant - et en des temps troubles que nous traversons ...
Je te souhaite de tout coeur et aussi dans notre intérêt le succès que tu escomptes et constate une fois de plus que tu n’es pas une femme coupée dans un patron ... (11)
Comment vont les enfants ? Georges est-il rétabli de son rhume ? Quel temps fait-il à Bx ? (12) Ici nous continuons à avoir une chaleur tout à fait accablante qui pèse sur les nerfs et me met dans un état où je dois faire un effort pour prendre une résolution quelconque.
Mille baisers pour toi et les enfants. Un bonjour pour Hélène.

Paul

Les journaux ne parlent pas encore d’une campagne d’hiver et j’espère bien qu’il n’en sera plus question !




Notes (François Beautier)
1) - "Mat Matta" : officiellement Matmata, poste de contrôle entre Taza et Fès sur le cours de l'oued Innaouen, à la pointe orientale de l'actuel lac de barrage Idriss 1er, à 45 km à vol d'oiseau de Fès et de Taza car exactement à mi-chemin entre les deux villes.
2) - "Brieux, dans La Robe Rouge" : Eugène Brieux (1858-1932), journaliste et écrivain, auteur de comédies sur les petites gens (dont, représentée pour la 1ère fois à Paris en mars 1900, “La Robe rouge”, comédie en 4 actes où il dénonçait le corporatisme du monde judiciaire et disait son désabusement face à la Justice officielle), élu à l’Académie française en 1909.
3) - "les seq." : les séquestres.
4) - "loi Delbruck" : loi allemande de 1913 dont l'article 26, alinéa 2, énonce : « Ne perd pas sa nationalité l’Allemand qui, avant l’acquisition d’une nationalité étrangère, aura obtenu sur sa demande, de l’autorité compétente de son État d’origine, l’autorisation écrite de conserver sa nationalité ». Cette loi entra en vigueur le 1er janvier 1914 alors qu'en France l'extrême droite menait campagne contre les "espions" immigrés allemands qui faisaient mine de vouloir devenir français alors qu'ils ne renonçaient pas à la nationalité allemande. Côté français, les préfets établirent à partir de janvier 1914 des listes nominatives des "étrangers isolés" et des "étrangers naturalisés" établis en France. La loi française du 7 avril 1915 autorisa par son article 2 le gouvernement à "rapporter (annuler) les décrets de naturalisation obtenus par des sujets ou anciens sujets de puissances en guerre contre la France", et le décret d'application du 24 avril 1915 permit l'instruction de 25 000 dossiers de "retrait de naturalisation" qui conduisirent à la dénaturalisation de droit (déchéance de nationalité obtenue par naturalisation) de plus de 500 "naturalisés français ressortissants de pays ennemis" et à l'internement - par retrait de permis de séjour en France - de plus de 8 000 autres. 
Paul, qui paraît, dans tout ce paragraphe, très informé des conditions de naturalisation (et, par voie de presse, des "retraits de naturalisations", très fréquents en 1915-1916 notamment à l'encontre des Allemands et Autrichiens précédemment naturalisés français), semble ici ne pas savoir ce que dit la loi allemande qui le concerne au premier chef en ce qu'elle pourrait être un motif de refus de sa demande de naturalisation. Cette hésitation, qui n'est pas la seule dans la masse de son courrier, laisse deviner chez Paul Gusdorf une réticence à réclamer, négocier, informer, argumenter sa propre naturalisation, se comportant comme s'il allait de soi qu'en s'engageant dans la Légion pour la durée de la guerre il devait obtenir la nationalité française, automatiquement et sans avoir à la demander. En somme, il y aurait dans son esprit une évidence à la fois morale et logique à l'obtention de la nationalité française alors qu'il découvre (et refuse) qu'il s'agit d'un processus négociable hautement "politique". Cette attitude s'explique sans doute moins par un orgueil inopportun que par le sentiment de Paul de n'être en rien "allemand" (par naissance il se sent Brunswickois, c'est-à-dire selon lui plus proche des Britanniques que des Prussiens ; par culture il refuse le nationalisme allemand et le pangermanisme impérialiste ; par volonté il a quitté l'Allemagne pour construire sa vie hors d'elle, précisément dans un pays réputé "ennemi de l'Allemagne", la France).
5) - "K." : l'ingénieur Kornfeld, dont Paul évoque le cas rapporté par Le Journal. Cette affaire fit jurisprudence et sema le trouble dans l'esprit de beaucoup de Légionnaires notamment allemands, autrichiens, turcs, bulgares... On peut en lire un rapport un peu plus complet que ce qu'en dit Paul dans le "Bulletin de la Ligue anti-allemande ; Organe de défense des intérêts économiques français et coloniaux" édition du 1er Juillet 1916 à Paris : “M. Kornfeld, inventeur d'un système d'éclairage électrique, avait été, en sa qualité d'Autrichien, pourvu d'un séquestre. C'est de cette mesure qu'il demandait l'annulation à la 1ère Chambre civile. M. Kornfeld arguait, en effet, qu'il a cessé d'être Autrichien, et à l'appui de sa thèse, il spécifiait qu'ayant quitté l'Autriche sans esprit de retour, il avait, de par les lois autrichiennes, perdu cette nationalité. Il ajoutait d'ailleurs qu'établi en France depuis 1885, il s'y était marié et s'était en 1914 engagé au service de la France dans la Légion étrangère. Combattant sa demande, le ministère public faisait valoir que sa demande de naturalisation avait été rejetée et que son engagement dans la Légion étrangère avait été annulé par ordre de l'autorité militaire. La 1ère Chambre a rendu son jugement. Elle a déclaré que M. Kornfeld, ne faisant pas la preuve qu'il a quitté l'Autriche sans esprit de retour, devait continuer à être considéré comme Autrichien, ceci d'autant plus qu'en raison de la guerre, il est impossible de vérifier si l'Autriche n'a pas modifié sa législation. Par suite, le jugement conclut qu'il n'y a pas lieu de rapporter le séquestre prononcé.”
6) - "le Bottin" : il s'agit alors du répertoire, révisé annuellement par son éditeur (la société parisienne Didot-Bottin), des commerces et industries d'une ville ou d'un département (par localité), indiquant par ordre alphabétique des noms de famille, l'activité, l'adresse et l'éventuel numéro de téléphone des professionnels mentionnés.
7) - "Anvers, Gand, Trieste" : établissements portuaires dans lesquels la société L. Leconte & Cie avait des relations sans doute contractuelles avec des bureaux de courtage (la lettre du 7 août suivant précise qu'il s'agit précisément de succursales), comme elle en avait aussi, par exemple, en Grande-Bretagne et en Écosse. Ces trois ports étaient devenus inaccessibles aux navires de commerce des pays alliés : les deux premiers, en tête du trafic portuaire belge avant-guerre, sont bloqués car en zone de combat depuis la "Course à la mer" de septembre-octobre 1914 ; le troisième, Trieste, principal port de l'empire austro-hongrois sur l'Adriatique, est militairement revendiqué par l'Italie (qui le bloque et bombarde avec les autres Alliés pour protéger leurs convois vers la Grèce et la Turquie) et inaccessible aux navires de commerce des pays de la Triple-Entente (évidemment traités en ennemis par la marine de guerre autrichienne).
8) - "la Démocratie de St N." : en fait “La Démocratie de l’Ouest”, journal de gauche publié à Saint-Nazaire. Selon la lettre de Paul du 18 février 1915, ce journal avait révélé la nationalité allemande de Paul en le nommant et en avait déduit que la Société Leconte travaillait secrètement au service de l'Allemagne.
9) - "la fameuse Ligue" : il s'agit très vraisemblablement de la Ligue anti-allemande qui éditait un bulletin ("l'Organe de défense des intérêts économiques français et coloniaux") auquel se réfère la note précédemment consacrée à l'affaire Kornfeld.
10) - "le Journal" : ce quotidien parisien de 4 pages est assidument suivi par Paul, qui en a observé en février 1916 le virage nationaliste xénophobe à tendance dénonciatrice violente, amorcé par la publication - en guise de feuilleton - d'une série délatrice à visée antigouvernementale titrée "Les Boches à Paris". Il se peut que Paul (parmi beaucoup d'autres "ressortissants ennemis" dont les listes nominatives officielles étaient aisément accessibles dans les préfectures) ait été désigné comme agent de l'Allemagne dans un article du bulletin de la Ligue anti-allemande ou/et du quotidien Le Journal (qui s'en faisait fréquemment l'écho), comme cela avait été le cas au début 1915 dans un article du quotidien régional "La démocratie de l'Ouest" (voir la lettre de Paul datée du 18/2/1915). C'est cependant la première fois que Paul désigne Le Journal comme son diffamateur : peut-être une lettre où il en aurait précédemment parlé s'est-elle perdue ? Ou alors, s'agit-il d'une confusion (liée à l'emploi ou non d'une majuscule) entre "Le Journal" et le journal "La démocratie de l'Ouest" ?
11) - "coupée dans un patron" : banale, conforme, sans caractère. Marthe semble avoir en tête un projet professionnel, ce que Paul apprécie si peu qu'il n'en commente même pas la nature. Il s'empresse donc de rappeler son épouse à la conformité en lui demandant des nouvelles des enfants, surtout de Georges, enrhumé...

12) - "Bx" : Bordeaux

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire