samedi 31 décembre 2016

Lettre du 31.12.1916

Carte de voeux, 1917 (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 31 Décembre 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux ta lettre et ta carte de Nantes, ainsi qu’une petite lettre de Suzette, écrite pendant ton absence. Ton mandat m’est également parvenu hier soir et le manteau imperméable à midi. Je t’en remercie et ne puis que regretter que tu as cru devoir acheter un aussi cher vêtement qui servira très peu, alors que tu aurais pu dépenser cet argent beaucoup plus utilement pour ta garde-robe !
J’attends avec intérêt ton rapport sur la 2° entrevue entre Penhoat et Leconte, pensant que suivant son habitude ce dernier aura plié au dernier moment pour ne pas brûler ses derniers bateaux (1). Mais je retiens surtout une chose : c’est que nous arrêterons maintenant les démarches et dépenses dans cette affaire. Je suis même content que tu sois maintenant convaincue comme moi de l’inutilité complète de lutter contre la force d’inertie qu’on nous oppose. Puisque rien que le bénéfice du 1° semestre 1914 est mangé, il semble hors de doute que tu recevras régulièrement ta pension. J’aurais simplement voulu être fixé sur ce point soit par Me Bonamy ou Me Palvadeau, soit par le célèbre avocat que tu as consulté avec Penhoat, savoir si oui ou non je participe aux affaires de la maison, c.à.d. aux pertes et bénéfices, ou si mon compte a été simplement arrêté au mois de Décembre 1914 et qu’on déduit depuis ce temps les envois mensuels de notre actif. Car dans le premier cas - où je participe - il faudrait que je sois crédité tous les mois de 400 Frs. au minimum plus des intérêts du capital qui me seraient régulièrement acquis dans tous les cas. N’as-tu rien appris à ce sujet ? Et Me Bonamy ne connaît-il pas le montant de mon avoir chez L. (2)? D’un autre côté, as-tu repris les différentes pièces (contrat, lettres et comptes du G/A) (3) que tu avais adressées à l’avocat et qui ont beaucoup d’intérêt pour nous ???
De toutes façons je compte fermement que tu ne te feras plus tant de mauvais sang et que tu te ménages à l’avenir un peu plus, car ces déplacements avec voyage de nuit en hiver doivent te tomber sur les nerfs et sur la santé en général - et déjà tu n’es pas des plus fortes ! Pénètre-toi donc de cette idée que la seule chose pratique à faire est attendre et rien de plus !
J’attends aussi le référé pour voir si cette pièce ne précise pas ma situation au point de vue financier et dans la société en général.
Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis au sujet du paiement de notre loyer. Notre bail, si je me rappelle bien, expirera le 1° Mai prochain, à moins que nous ne le renouvelions pour une nouvelle période de 3 ans, vu qu’il est de 3/6/9 ans à notre option. Dans les circonstances actuelles et vu l’incertitude de l’avenir, mon avis serait de ne pas renouveler le bail, mais de rester dans la maison quand même, libres de donner congé 3 mois d’avance. Pour cela il faudrait évidemment que tu me répètes le texte exact du bail. Tu me diras en même temps comment tu comprends que Mme Robin accepte une réduction de 200 Frs. par an ????
Il m’est réellement pénible d’apprendre que j’ai laissé à Georges un souvenir aussi vague. Qu’Alice, qui était si jeune lors de mon départ, ne se souvienne plus que très vaguement de moi, c’est compréhensible, mais Georges !!! Il ne se rappelle plus que nous avons été ensembles à table ? Et Suzette ? Elle du moins se rappellera bien ... ?? Quelquefois, le soir au lit, je tâche d’analyser mes sentiments. Et je me dis que notre première (4), celle que nous avons en somme attendue pendant 7 ans, m’est la plus chère. La petite est peut-être la mieux conçue - c.à.d. on harmonisait bien mieux après 5 ans de mariage (5) - on se connaissait mieux et peut-être s’appréciait-on aussi mieux. Reste Georges entre les 2 ... et bien qu’il soit un garçon, celui que tu attendais avec jalousie, il me semble toujours qu’il ne m’est pas aussi proche que les 2 autres. Et je réfléchis aussi combien le destin est bizarre en s’acharnant de telle sorte sur moi - semblant douter de ma loyauté, alors que j’ai eu, depuis mon séjour en France, des sentiments sans doute plus français que beaucoup de Français eux-mêmes. 
Je ne sais pas si ce sont là des idées pour commencer une nouvelle année ou mieux pour finir une vieille.
J’espère de toutes façons que 1917 nous amènera le retour à l’état normal des choses. Et quelles que soient les déceptions que nous pourrons encore avoir, ayons confiance dans l’avenir et disons-nous que cette séparation - trop longue hélas - nous a fait reconnaître à un juste degré combien nous manquons l’un à l’autre.
Je t’embrasse, ainsi que les enfants, bien tendrement.

Paul    


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "bateaux" : l'expression courante dit plutôt "brûler ses (derniers) vaisseaux" et signifie perdre toute possibilité de retour en arrière. 
2) - "L." : Leconte (en fait : Société L. Leconte & Cie dont Leconte, Penhoat et Paul sont les associés).
3) - "G/A" : greffe administratif (le greffe du tribunal administratif de Nantes qui a prononcé le séquestre des biens de Paul).
4) - "notre première" : Suzanne, dite Suzette, est l'aînée des enfants. Née en 1909 elle a alors 7 ans. Ses parents se sont rencontrés en 1901.  Leur décision de se marier, et d'avoir des enfants,  a suivi de peu leur rencontre.  Georges a 4 ans et Alice 3.
5) - "mariage" : Paul et Marthe se sont mariés en 1908, la "petite" (Alice) est née en 1913, soit effectivement 5 ans après leur mariage. En dressant cet inventaire croisé de noms, dates et durées, Paul s'efforce pathétiquement de se rassurer lui-même sur ce qu'il lui reste d'intimité et de proximité avec sa propre épouse et ses propres enfants... Il voit très juste, en particulier en ce qui concerne ses rapports avec son fils, qui resteront distants.

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