mercredi 12 avril 2017

Lettre du 12.04.1917

Les Sables d'Olonne en 1913


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Souk el Had (1), le 12 Avril 1917

Ma Chérie,

Voici enfin un jour de courrier qui m’a apporté tes lettres des 28 et 28 Mars ainsi que du 1er Avril, les journaux du 24 au 30 Mars, 2 U anglais (2), quelques-uns de Penhoat, la carte de Suzette et une émanant d’un camarade en permission.
Nous sommes au repos aujourd’hui après quelques rudes journées: celle du 10 (anniversaire de Georges) était particulièrement sanglante pour nous (3)! Heureusement que le temps se maintient et que du moins nous ne soyons pas couchés dans l’humidité. Je t’ai écrit le 4 ou le 7 (4) en te donnant des instructions pour la marche à suivre contre Leconte; j’espère que Penhoat s’entendra avec toi pour que vous fassiez de concert les démarches nécessaires pour obtenir que Leconte continue à verser la pension mensuelle et j’attends tes bonnes nouvelles à ce sujet.
D’un autre côté je suis incapable de rassembler ici mes idées pour répondre comme il convient à tes différentes lettres.
Où je ne te comprends pas bien, c’est dans ton jugement sur Lloyd George (5), sur quoi te bases-tu donc en le peignant comme un César moderne, un dictateur dans le genre de Napoléon? Il me semble au contraire qu’au point de vue de la politique de guerre pour stimuler les énergies L. G. (6) est l’homme nécessaire à l’Angleterre en ce moment et qui fait en quelque sorte contrepoids à Guillaume II, mais dans un sens autrement moderne et démocratique. Tu auras vu ou lu aussi qu’il est décidé à accorder aux femmes le droit de vote... (7) proposition de Mr Asquith (8) qui, lui, fut autrefois l’adversaire détesté des suffragettes. C’est encore un signe du temps, ces concessions sur le terrain de la politique intérieure. Je t’ai déjà donné mon avis sur la révolution russe, qui n’a subi aucun changement depuis. Il est à espérer que la République soit définitivement adoptée en Russie (9); je reste néanmoins sceptique quant à un changement radical des méthodes et habitudes russes. L’entrée de l’Amérique à côté des Alliés nous a été apprise avant-hier, et j’attends avec curiosité le texte in extenso du message du Président Wilson (10). S’il se décide à participer à la guerre, c’est sans doute pour avoir une voix dans le Congrès de la Paix (11) où son intervention ne pourra que faire du bien. Car le peuple américain n’est pas capable de passions de haine comme ceux qui sont actuellement et de si près mêlés à la lutte. Peut-être Wilson compte-t-il aussi que l’intervention des U.S. ferait une grande impression sur l’opinion publique en Allemagne qui, jointe aux lueurs de la révolution russe, pourrait amener un changement total de la mentalité allemande. Le poème d’il y a 104 ans, «Wach Auf mein Volk, die Flemmenzeichen rauchen - Hell aus dem Norden bricht der Freiheit licht» (12) est actuellement aussi vrai, ou même davantage, qu’en 1813. Mais il ne semble se trouver personne en Allemagne qui serait capable d’ouvrir les yeux des habitués à l’obscurité...
Je regarde toujours de nouveau les trois petites mèches de cheveux fins avec leurs rubans bleu-ciel. Georges et Alice ont donc les mêmes cheveux, presque à s’y méprendre. Que la petite devient gauchère est tout à fait bizarre, car ni dans ta famille ni dans la mienne il existe un tel cas à ce que je sache. Et la théorie de Hélène sur les impressions aux Sables (13) ne parvient point à me convaincre, je ne me rappelle même plus du tout que Mme Leconte était gauchère... Cependant ce qui m’inquiète beaucoup c’est cette anxiété manifestée par les enfants lorsqu’on sonne à la porte. Ce n’était point comme cela autrefois, au contraire, Suzanne et Georges jubilaient et sautaient lorsqu’ils entendaient la sonnette. Est-ce par suite de l’absence de la joie dans la maison qu’ils ont changé à ce point?
Aussitôt rentré à Taza (14), je compte faire quelque chose de décisif pour mettre ma propre situation au clair. Cela me rapportera peut-être une grosse punition, peut-être autre chose. Je viens d’apprendre en effet qu’un homme, allemand comme moi, a obtenu une permission pour la France. Si cela se confirme, je vais faire une demande ou de m’accorder une permission ou de résilier mon engagement du 21-8-14 (15).
Quelle est donc l’adresse de Mme Baboureau (16)? j’ai connu en effet son père assez bien, au temps qu’il était encore magasinier chez Moulinié. 
Ici les opérations ne sont point terminées, et il se peut que nous restions encore 10-12 jours (17) dehors, car nous construisons ici un réduit, et il n’est pas question de retour à Taza tant que Abd el Malek (18) et sa smala (19) ne sont pas complètement dispersés. Et Lyautey (20) va revenir sous peu!
Mes meilleurs baisers.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - "Souk el Had" : officiellement "Souk el Had des Gueznaïa", site du revers sud du Rif où le camp d’Abdelmalek fut pris le 6 avril 1917.
2) - "2 U anglais" : il s’agit vraisemblablement de deux journaux anglais, mais cette désignation paraît obscure.
3) - "sanglante pour nous" : les deux groupes mobiles de Fès et de Taza furent attaqués par les rebelles le 10 avril 1917. Le livret de Paul porte mention de ces combats, finalement remportés par les "Français", en les situant entre Souk es Sebt et Souk el Had.
4) - "le 4 ou le 7" : ces courriers n’ont pas été conservés.
5) - "Lloyd George" : premier ministre britannique. Il était réputé pacifiste avant la déclaration de guerre à l’Allemagne par son prédécesseur Herbert Henry Asquith. Il se montra très déterminé à la gagner dès sa désignation comme chef du gouvernement le 7 décembre 1916 et conduisit finalement le Royaume Uni à la victoire.
6) - "L.G." : Loyd George.
7) - "droit de vote" : sous son gouvernement libéral, le Parlement vota effectivement la loi du 6 février 1918 qui accorda le droit de vote aux femmes âgées de 30 ans et plus.
8) - "Mr Asquith" : prédécesseur de Lloyd George, ce libéral avait été physiquement agressé à Dublin, le 18 juillet 1912, par des suffragettes britanniques. Il démissionna en décembre 1916 à la suite des "Pâques sanglantes d’Irlande" d’avril 1916 et de l’échec de l’offensive de la Somme (de juillet à novembre 1916) où son fils avait été tué.
9) - "en Russie" : Paul se montre radicalement républicain alors que le gouvernement provisoire de Russie, dirigé par le prince Gueorgui Lvov et appuyé par les membres du parti constitutionnel-démocrate (les K.D. ou "cadets"), est manifestement favorable à une monarchie constitutionnelle.
10) - "Président Wilson" : Le 2 avril 1917, le président des États-Unis a demandé au Congrès d’approuver l’entrée en guerre de son pays, ce qui fut officialisé par la déclaration de guerre du 6 avril 1917. Les premières troupes américaines débarquèrent à Boulogne sur Mer le 13 juin 1917. 
11) - "Congrès de la Paix" : le Président Wilson, s’appuyant sur l’American Peace Society (qui avait organisé plusieurs précédents Congrès de la Paix, notamment à Londres en 1843 et à Genève en 1867), souhaitait réunir au plus vite une conférence mondiale de la paix, que divers autres pacifistes (par exemple Aristide Briand, Marcel Cachin, le pape Benoît XV, Charles 1er Empereur d’Autriche…) appelaient aussi de leurs vœux. Cette espérance fut anéantie par les nombreux bellicistes des deux camps, par exemple les maréchaux Hindenburg et Ludendorff, et les premiers ministres Alexandre Ribot et Lloyd George. 
12) - "Freiheit licht" : Paul cite ici les premiers vers d’un poème écrit en 1813 par le poète lyrique, patriote et militaire prussien Carl Theodor Körner (1791-1813), dont une partie de l’œuvre fut mise en musique par Franz Schubert. Ce texte fut traduit (très librement) sous le titre "Appel" par Gérard de Nerval : "En avant, mon peuple ! La fumée annonce la flamme, la lumière de la liberté s’élance du nord vive et brûlante…". Le nord désigne ici la Prusse, qui rejoignit effectivement la 6ème coalition contre Napoléon. Theodor Körner, qui s’était engagé dans les corps-francs contre Napoléon, mourut au combat cette même année 1813. Il semble qu’en 1917, Paul tenait au contraire la Prusse pour l’éteignoir des lumières allemandes.
13) - "aux Sables" : dans sa lettre du 15 août 1916, Paul rappelait qu’il avait passé le mois d’août 1913 aux Sables d’Olonne en vacances avec sa famille, Hélène et Mme Leconte. Marthe était alors enceinte de la future Alice, qui naquit le 30 octobre 1913. 
14) - "à Taza" : Paul y sera de retour le 19 avril. 
15) - "du 21-8-14" : Paul s’est effectivement engagé le 21 août 1914 dans la Légion, à Bayonne, le premier jour d’ouverture de ces engagements. Bien que cet engagement ait été signé "pour la durée de la guerre", Paul envisage de passer outre en demandant à bénéficier du nouveau régime des permissions institué par le Ministère de la Guerre dans ses Instructions du 28 janvier 1917 qui accorde à tout soldat à compter du 1er février 1917 une permission de détente de 7 jours tous les 4 mois.
16) - "Mme Baboureau" : Paul employait à Bordeaux l’époux de cette dame dont il avait aussi connu le père. Il semble que Mr Baboureau était lui-même mobilisé au front. 
17) - "10-12 jours" : en fait 6 jours seulement (la lettre suivante, datée du 19 avril, est postée de Taza).
18) - "Abd el Malek" : Abdelmalek, chef des rebelles berbères du Maroc. 
19) - "la smala" : ce mot arabe désigne le campement provisoire des proches et de la cour du chef. Le campement d’Abdelmalek fut détruit à Souk el Had des Gueznaïa le 6 avril 1917 mais celui-ci s’enfuit avec sa suite. Il fut tué au combat par les Français dans le sud marocain en août 1924. 
20) - "Lyautey" : précédemment Ministre de la Guerre, poussé à la démission par Clemenceau le 14 mars 1917, Louis Hubert Lyautey reprit bien vite toutes ses fonctions de pacificateur, d’organisateur et de protecteur du Maroc. Abdelmalek, en tant que rebelle inspirateur d’autres mouvements anticoloniaux contre la France, notamment en Algérie, était considéré par le gouvernement français et par Lyautey comme un redoutable danger pour l’avenir de l’empire colonial français.


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