samedi 7 avril 2018

Lettre du 08.04.1918

Maison de santé de Bagatelle à Bordeaux

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Aïn Leuh, le 8 Avril 1918

Ma Chérie,

Rentrés depuis hier à Aïn Leuh, je viens de recevoir ta lettre du 20 courant, ton mandat et les journaux jusqu’à la même date. Merci tout d’abord de tes bons voeux et de ceux des enfants, la carte de Suzette (1) est très originale ! C’est sur la route de Lias (2) que j’ai pensé le 3 que c’était mon anniversaire (3)  et que l’année dernière, le même jour, nous étions à Souk el Had (4) sur les sentiers de la guerre contre Abd el Malek... 
Je crains, moi aussi, que le manque d’air au 2° (5) soit très nuisible à ta santé et à celle des enfants et apprendrai avec un véritable soulagement que tu as réintégré le rez-de-chaussée ou tout au moins le 1° étage. Tu ne parles plus des renseignements que tu voulais prendre à la Maternité au sujet de ton entrée éventuelle ? Y es-tu allée déjà ? Je ne sais pas de quoi tu déduis que ton accouchement se fera déjà vers la fin du mois de Juin ; en me rappelant que la dernière visite  (6) avait eu lieu fin Septembre ou commencement Octobre, j’avais conclu sur le milieu du mois de Juillet et même un peu plus tard ... De toutes façons tes “implorations” (7) ne doivent pas avoir été bien insistantes, car dans ce cas j’y aurais sans doute donné suite, vu qu’il m’était très difficile de te refuser quoi que ce soit ... Comment va Suzanne maintenant ? Et ta névralgie est-elle complètement passée ? Ci-joint l’attestation que tu pourras faire légaliser par le Commissaire de Police en y inscrivant simplement la date : je pense que le meilleur moment serait vers fin Mai ou les premiers jours de Juin. Seulement pour que je puisse obtenir un tour de faveur c.à.d. de partir avant fin Août, il faudrait en outre un certificat médical légalisé également par le Maire ou le Commissaire de Police et attestant que ton accouchement est attendu vers la fin du mois de Juin (8)
Est-ce que Me Lanos (9) t’a enfin payée entretemps ? Et as-tu eu des nouvelles de Me Palvadeau? Si tu avais répondu directement, l’affaire serait probablement déjà réglée ! Tu pourrais exposer aussi le cas de notre loyer au “Journal du Peuple” (10) en expliquant que nous avons un loyer de 1400 Frs. dans une commune de 13 000 habitants ; que je suis sous les drapeaux depuis le mois d’Août 1914 et que tu ne touches pas l’allocation. Si donc tu dois payer ou non et si, le cas échéant, nous avons à la fin de la guerre une diminution de loyer à attendre. Bien entendu tu mettras l’adresse indiquée dans la rubrique spéciale du Journal qui te répondra dans cette rubrique même soit sous tes initiales, soit sous ton nom suivant que tu l’indiques. Si tu touches l’arriéré de Nantes (10 mois = 3000 Frs.) tu pourrais payer 1000 Frs. à Mme Robin et garder le reste par devers toi au coffre-fort. Car je crains qu’en achetant des bons de la Défense Nationale (11)  il n’y ait encore des difficultés pour toucher l’argent à l’échéance. A moins qu’Hélène (12) ne s’en charge - on n’y inscrit point le nom - dans quel cas tu pourrais prendre pour 1000 Frs. à 6 mois ce qui te ferait toujours 25 Frs. d’intérêts de gagnés ... Enfin, tu feras comme tu voudras. Il va sans dire que tu devras de suite remonter ta garde-robe en achetant ce qu’il te faut, ainsi qu’aux enfants.
Le changement d’attitude de la famille Irigoin (13) est réellement ridicule, vu qu’ils veulent déménager de leur propre gré. Mais peut-être te laisseront-ils pendant l’absence du mari la chambre des enfants où tu pourrais t’installer avec les 2 enfants, laissant Suzanne avec Hélène dans la grande pièce d’en haut. Le prix des oranges (50 cs la pièce) est tout simplement fabuleux ! Sans parler du lait, du beurre etc., articles indispensables en grande quantité à la masse. Le sucre se paye ici au détail chez les commerçants 4 F et même 5 F le kilo ! Et tu ne trouves plus du tout de pâtes (14)?
Tu as lu sans doute que l’offensive allemande se poursuit dans un bain de sang sans précédent, sans que cependant les Allemands aient réussi à “percer” (15). S’il n’y avait pas ces prétentions fabuleuses de l’Allemagne en Russie (16), la situation pourrait s’arranger rapidement ; il est permis cependant d’escompter que les milliers, les centaines de milliers de victimes de ces dernières semaines feront réfléchir de part et d’autre sinon les dirigeants, du moins les peuples ...
La lettre de Lord Lansdown (17) égale quelque peu aux déclarations et publications des minoritaires socialistes en France et en Allemagne avec cette différence fondamentale toutefois qu’elle émane d’un conservateur des plus influents ... 
Nos camarades du 24° Etranger (18) vont déjà repartir demain en colonne ; nous restons - par quel miracle ? - la seule Compagnie de Légion actuellement à Aïn Leuh.
Je vais expédier ma lettre pour qu’elle parte avec ce courrier.
Reçois, ainsi que les enfants, mes meilleurs baisers.
Paul

Le bonjour pour Hélène. 



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « Suzette » : Suzanne, fille aînée de Marthe et Paul.
2) - « Lias » : poste avancé en bordure du territoire zayane, à une vingtaine de km au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh.
3) - « mon anniversaire » : Paul est né le 3 avril 1882.
4) - « Souk el Had » : Souk el Had des Gueznaïa, site du camp des rebelles d’Abdelmalek établi sur le versant sud du Rif et détruit par la Légion le 6 avril 1917 (voir les courriers de Paul des 9 et 12 avril 1917). 
5) - « au 2e » : au second étage de la maison occupée à Caudéran par Marthe et les enfants et dont Marthe sous-loue les autres étages.
6) - « visite » : terme codé, allusion aux dernières règles de Marthe, avant ou durant la permission de Paul. On note que  Marthe envisage d'accoucher à la maternité, et non à la maison comme pour les trois premiers enfants. 
7) - « implorations » : allusion à un probable reproche de Marthe à Paul quant à cette nouvelle grossesse.
8) - « vers la fin du mois de juin » : en règle générale, les soldats obtiennent une permission exceptionnelle de trois jours maximum (délais de route non compris) pour la naissance d’un enfant légitime. Il peuvent partir dès l’annonce officielle de cette naissance s’ils ont pris soin de déposer et d’obtenir préalablement - au cours du trimestre précédent - leur demande de permission en l’accompagnant d’un certificat de présomption de naissance indiquant sa date prévue. Du fait du très long « délai de route » impliqué par un aller-retour d’Aïn Leuh à Bordeaux, Paul sait qu’il n’obtiendra pas en fait sa « permission de naissance » et c’est pourquoi il envisage de négocier auprès de son Colonel un « tour de faveur » (ou « avancement de tour ») consistant à transformer son droit à une « permission de naissance » en une anticipation de la date de début de sa future « permission annuelle de détente » (laquelle devrait commencer fin-août 1918 puisque son précédent départ en permission remontait au 27 août 1917).
9) - « Me Lanos » : avocat de Paul à Bordeaux, chargé de verser à Marthe - qui ne veut plus le voir depuis janvier - la pension mensuelle de 300 F que lui devait la société Leconte depuis 10 mois, selon l’accord avec Maître Palvadeau, avoué à Nantes. 
10) - « Journal du Peuple » : ce journal socialiste contestataire (communiste) tenait des rubriques permanentes traitant des problèmes de la vie quotidienne des familles de soldats et répondant aux questions de ses lecteurs concernant notamment les droits, les allocations, le rationnement, le montant des loyers, les prix et salaires. Or, depuis un mois, la loi du 9 mars 1918 bloque les loyers dont les baux étaient antérieurs au 1er août 1914 (le début de la Grande Guerre). Paul souhaite donc que Marthe pose la question du niveau élevé et croissant du loyer demandé par Mme Robin alors que Caudéran est une commune de l'agglomération bordelaise (les grandes villes subventionnent alors les propriétaires pour qu’ils consentent aux familles des mobilisés des loyers réduits et stables, ceci dans le but de préserver la paix sociale).
11) - « bons de la Défense nationale » : il s’agit ici non pas des titres de l'un des quatre emprunts nationaux mais des bons anonymes des emprunts à court terme (3 et 6 mois) servant 5% d’intérêt payable d’avance.
12) - « Hélène » : employée de maison et amie des Gusdorf.
13) - « famille Irigoin » : le contexte indique que cette famille est sous-locataire de Marthe (à la suite du départ des Lemaître) mais n’explique pas l’absence temporaire de son chef.
14) - « de pâtes » : les pénuries sont telles que les prix alimentaires flambent au printemps 1918. Cependant, pour éviter les troubles, les préfets assurent en priorité (donc mieux) l’approvisionnement des villes que des banlieues et campagnes. Ainsi, le prix du sucre indiqué ici chez les petits commerçants à Caudéran (5 F le kilo) est presque le triple que chez les grossistes à Bordeaux. 
15) - « percer » : Paul fait allusion à la grande offensive allemande du printemps, globalement dite Bataille du Kaiser (ou Opération Michael, par allusion à l’archange Saint-Michel) commencée le 21 mars 1918 en Picardie dans le but de percer le front britannique entre Cambrai et Saint-Quentin et de relier la Somme à la Manche. Le front fut effectivement percé, 160 000 Britanniques furent mis hors de combat, mais l’offensive échoua une semaine plus tard près de Montdidier face aux renforts anglais et français dépêchés en urgence sous le commandement unique du général Foch très récemment nommé Commandant en chef des armées alliées du front occidental. Une nouvelle offensive allemande commencera sur la Lys le lendemain de l’envoi de cette lettre.
16) - « en Russie » : les traités de paix imposés par l’Allemagne à l’Ukraine le 9 février 1918, à la Russie le 3 mars 1918 (traité de Brest-Litovsk), et à la Finlande le 7 mars concrétisent la volonté des empires centraux de faire largement reculer vers l’est la frontière occidentale de la Russie. 
17) - « Lord Lansdown » : s’étant fait connaître en publiant dans le Daily Telegraph du 29 novembre 1917 un appel à la paix avec l’Allemagne par un compromis consistant en un retour à la situation d’avant-guerre, le marquis de Lansdowne (1845-1927, alors parlementaire conservateur et ancien ministre sans portefeuille du gouvernement Asquith) avait essuyé le refus de l’état-major britannique et (on le sut après-guerre) du gouvernement allemand de Bethmann-Hollweg alors l’un et l’autre déterminés dans leur volonté d’imposer la paix par la victoire. Plus ou moins encouragé aux U.S.A. par Wilson (mais critiqué par son prédécesseur Theodor Roosevelt) et par la masse innombrable des pacifistes et des fatigués de la guerre du monde entier, Lord Lansdowne ne se découragea pas et fonda en février 1918, au sein même de la Chambre des Lords, un «Lansdowne Committee » destiné à diffuser ses propositions d’arrêter le carnage par une paix sans vainqueur, qui assurerait à l’Allemagne sa place parmi les grandes nations. 

18) - « 24e Etranger » : Paul évoque un régiment inexistant en confondant le 2e Étranger, effectivement impliqué, avec la 24e Compagnie du 1er Régiment étranger, à laquelle il appartient.

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