mardi 10 novembre 2015

Lettre du 11.11.1915

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 11 Novembre 1915

Ma chère petite femme,

Encore une journée délicieuse aujourd’hui ! On se croirait au mois de Mai : d’innombrables oiseaux s’amusent autour de notre petit blockhaus et notamment les alouettes sont si hardies qu’elles ne s’envolent que lorsqu’on tend la main pour les attraper. Il y a des volées énormes de tourterelles sauvages ici et si la chasse ne nous était pas rigoureusement interdite, on pourrait manger journellement quelques bons rôtis. L’horizon est tout bleu, et dans la plaine où coule l’Oued, l’orge recommence à pousser.
Ta lettre du 2 Novembre avec le papier et les journaux du 31 Octobre, 1° et 2 Novembre me sont parvenus hier. Merci. Le jour de la Toussaint s’est passé ici comme tous les jours de la semaine : Sauf que le matin de bonne heure nous sommes allés à Bou Ladjeraf chercher à la Gare le Père Lambert qui a lu une messe au camp. Comme cependant on avait eu soin de faire lire cette messe pendant la pauvre petite heure de repos à midi, l’affluence n’était pas excessive. J’ai bien pensé en revenant de B.L. à notre balade de l’année dernière, lorsque nous avons voulu aller au Cimetière des Anglais (1); nous nous sommes arrêtés un moment à la bifurcation des routes de Bordeaux et Pau pour choisir finalement cette dernière d’où l’on avait - après la jolie villa - une si belle vue sur la chaîne des Pyrénées. En descendant, nous avons suivi une route transversale très rapide qui longeait un parc interminable. Oui, que c’est tout de même vite passé ! Et il y a presque un an que j’ai quitté Bayonne (2)
Je te retourne ci-inclus les deux coupures de l’Humanité. En ce qui concerne le problème économique en Allemagne il faut, pour le juger, tenir compte aussi des prix exagérés atteints par les vivres en France et ailleurs. Certes, l’augmentation en France est moindre, notamment en proportion, c.à.d. en pourcents - calculés sur les prix initials, mais on a, dès le début de la guerre, trop compté sur le Général “Faim” (3) et je crois pour cette raison toujours à des exagérations. Mais comme l’ouvrier allemand comptait toujours et en première ligne sur la vie bon marché, il est naturel aussi qu’une augmentation exagérées des denrées de première nécessité le pousserait plus facilement à la révolte que n’importe quelle loi sociale ou politique.
L’article sur les procédés du gouvernement prussien pour diriger et orienter l’opinion publique par la presse sans que le gouvernement paraisse m’a intéressé davantage. Il fait paraître quelque peu plausibles les mesures prises par le même gouvernement pour expliquer les origines de la guerre et pour faire croire que l’Allemagne a été attaquée de tous les côtés (4).
Les sauts d’humeur de Suzette, en ce qui concerne ses devoirs, sont je crois communs à tous les enfants de cet âge. Ce que je regrette beaucoup, c’est que les circonstances ne lui permettent pas en ce moment de fréquenter l’école (5) pour être en société d’autres fillettes de son âge.
Ici, tout marche le petit train-train : beaucoup de travail et très peu de repos. Notre départ doit toujours avoir lieu vers le 16, mais rien de précis n’est encore connu ; il reste même à savoir si nous remontons réellement à Taza bien que ce soit très probable. Je me suis beaucoup amusé - et pas mal de camarades avec moi - en lisant dans le Journal du 2 l’article “A un centre d’approvisionnement”. Car ici aussi nous mangeons du riz pour ainsi dire tous les jours : du riz au gras, au fromage, au lait et au chocolat. Les pommes de terre nous manquent depuis des semaines et une nouvelle commande est restée quelque part en panne. Ce qui fait que le menu varie très peu et est plutôt médiocre. Heureusement que nous avons toujours 2 quarts soit 1/2 l de vin par jour (hélas souvent flotté) (6) et que le pain est bon ! J’apprends de Bel Abbès que la Légion envoie également des troupes à Salonique (7) tout en continuant l’envoi aux Dardanelles (8). On a expédié aussi pas mal d’Allemands aux Dardanelles paraît-il et il y a eu beaucoup de casse.
As-tu reçu ma dernière carte, du 7 je crois ? Elle montrait une très jolie vue d’une porte arabe et je crains fort qu’un postier-collecteur n’ait mis la main dessus ! Ma dernière lettre datait du 9.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul

Un bonjour pour Hélène. 


Notes (François Beautier)
1) - "Cimetière des Anglais" : il en existe en fait deux, l'un des Coldstream Guards, l'autre des Third Foot Guards. Ces Anglais furent victimes en avril 1814 d'une tentative de sortie des Français assiégés conduits par leurs généraux Thouvenot et Maucomble, qui refusaient l'abdication de l'Empereur Napoléon 1er pourtant connue d'eux depuis le 12 avril. Leur combat se termina le 27 avril sur ordre du maréchal Soult. D'après cette lettre, Paul et Marthe y firent une balade en 1914, année du centenaire (largement fêté) de cet héroïque baroud militaire.
2) - "quitté Bayonne" : Paul avait quitté le centre de recrutement de la Légion à Bayonne au début décembre 1914.
3) - "le général Faim" : expression à comparer à celle de "général Hiver" employée par les Russes. L'Allemagne, coupée de ses marchés d'approvisionnement extérieurs par le blocus allié devrait automatiquement, à la longue, capituler pour cause de famine. Mais Paul suspecte beaucoup d'exagération, de la part des Alliés, quant à l'état réel de l'approvisionnement en vivres de la population allemande. Cependant on peut considérer que le "général Faim" a effectivement fait éclater au début novembre 1918 la révolution allemande, qui entraîna la chute du Reich et la fin de la Grande guerre.
4) - " attaquée de tous les côtés" : la propagande allemande, tant intérieure qu'extérieure, justifie depuis le début la guerre par l'encerclement et le risque d'asphyxie de l'Allemagne.
5) - "fréquenter l'école" : il semble que Marthe ait renoncé à inscrire Suzanne dans une école primaire - publique ou privée - pour lui éviter les humiliations (voire violences) qu'elle pourrait subir de la part des autres enfants du fait de la nationalité de ses parents. 
6) - "souvent flotté" : coupé d'eau. 
7) - "à Salonique" : port grec (le Thessalonique actuel) à partir duquel la France nourrit depuis le 5 octobre 1915 le front serbe en troupes fraîches, opération dite "Expédition de Salonique".
8) - "Dardanelles" : l'engagement allemand se manifeste sur terre, où les Alliés envisagent une évacuation depuis le début novembre, et sur mer où la France et l'Angleterre perdent de nouveaux navires torpillés par les sous-marins allemands.  L'amiral Herbert Kitchener, secrétaire d'État à la guerre, visite le front de Gallipoli le 13 novembre et propose une évacuation dès le 22. L'ordre général de retraite sera finalement donné le 9 janvier 1916.

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