jeudi 26 novembre 2015

Lettre du 27.11.1915

Cinémathèque Robert Lynen - Tirailleurs algériens

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 27 Novembre 1915

Ma chérie,

Nous voilà de retour du convoi de l’Oued Amelil, c’était une rude marche de près de 40 km et pénible parce qu’il faisait très chaud, comme du reste tous les jours depuis notre arrivée à Taza. L’Oued Amelil est à peu près à mi-chemin de la route Taza-Fez et nous avons pu constater que les travaux du chemin de fer projeté sur cette route sont très activement poussés (1). Comme on travaille aussi du côté de Fez dans la direction de Taza je crois que d’ici 6 à 8 mois la ligne fonctionnera : nous avons pu voir plusieurs ponts tout récemment construits en béton armé (car si ces ponts ne sont pas solides les Marocains les brûlent ou les détruisent) et qui nous ont économisé en même temps 4 traversées de l’Oued, ce qui n’est pas désagréable. Ce sont les Bat d’Af et les Groupes Spéciaux qui travaillent là-bas à faire les routes, c.à.d. des gens qui ont subi des condamnations de prison dans le civil et qui de ce fait ne sont pas incorporés dans des corps réguliers. Toutefois les travaux d’art et la ligne proprement dite sont faits par des civils. 
Sais-tu qu’à force d’avoir couché pendant 3 mois par terre et sans me déshabiller j’avais les premiers jours des vertiges dans mon lit à Taza ? Enfin, c’est passé et comme nous avons maintenant une deuxième grande couverture en laine, un sac à couchage et un oreiller, nous sommes bien couchés. On nous a lu aussi aujourd’hui au rapport que nous aurons maintenant 5 sous par jour (2) comme les soldats sur le front en France !! Malheureusement le travail est toujours fantastique dans notre Compagnie - juste et exclusivement dans la nôtre, car les autres sont bien moins poussées que nous !
En même temps avec tes 2 dernières lettres m’est parvenue une de Georges qui se trouve toujours à l’Hôpital Américain n° 1 mais non sur le front ; il est installé à Vitry le François (3) et se fait toujours beaucoup de mauvais sang au sujet de sa fiancée décédée.
En ce qui concerne la guerre, il parait que la Grèce ou son roi a tout de même changé d’attitude (4). Mais les opérations traînent tellement en longueur que la guerre durera certainement jusqu’à l’été ou du moins jusqu’au printemps prochain. C’est triste, mais il faudra bien y croire. Sais-tu qu’il y a juste un an que nous nous sommes quittés ? Bon sang de bon sang s’il y avait seulement une petite révolution en Allemagne, car cela seul serait capable d’amener une prompte solution !
Ce soir est arrivé ici un bataillon de Tirailleurs venant de France, du front, pour se retremper un peu sous le soleil d’Afrique. Je serais curieux de leur parler ces jours-ci pour connaître leurs impressions. Un autre bataillon de tirailleurs va partir d’ici incessamment pour remplacer l’autre. Ces tirailleurs algériens sont de bons soldats, très courageux et dévoués. On en a envoyé certainement plusieurs centaines de mille sur le front !
Est-ce que l‘histoire avec la tapisserie de notre salle à manger (5) est réglée maintenant ? Ou il se pourrait très bien qu’après la salle à manger le salon soit attaqué à son tour, vu qu’il n’y a qu’une cloison entre ces deux pièces.
Comment vont les enfants ? Suzanne a-t-elle repris un peu sérieusement ses études ? La correspondance entre la France et les Colonies va mettre dorénavant un peu plus de temps car on a supprimé quelques départs Marseille-Oran et vice-versa, probablement à cause des sous-marins allemands.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.


                                                   Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "activement poussés" : le projet décidé en 1912 était de relier Fès à Kénitra (Maroc Occidental) et à Oran (Algérie) par chemin de fer d'abord à voie étroite à usage militaire puis civil, puis à remplacer la ligne par une voie métrique.
2) - "5 sous par jour" : soit 25 centimes de franc par jour (2,5 francs par décade). C'est effectivement la même solde journalière que celle d'un simple soldat en métropole depuis le vote de la loi du 14 octobre 1915. Cependant il est à l'époque question d'augmenter de 5 à 20 centimes toutes les soldes journalières en métropole. 
3) - Vitry le François :  ville et port fluvial de la Marne, en région champenoise, alors   site d'un hôpital de l'American Ambulance Field Service où est soigné le fils de Georges Laforcade (ami des Gusdorf et frère de Mme Plantain).
4) - "changé d'attitude" : le roi et la majorité du peuple grec s'affirment partisans de la neutralité et de la paix pour ne pas nuire à l'Allemagne en rejoignant les Alliés.
5) - "salle à manger" : un problème d'humidité...

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