lundi 16 novembre 2015

Lettre du 17.11.1915

Défenseurs serbes le dos au fleuve


Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 17 Novembre 1915

Ma chérie,

En mains tes lignes du 7 courant ; ma lettre du 26 Octobre t’est-elle enfin parvenue ? Comme je te le faisais déjà remarquer dans ma lettre du 14, nous partirons définitivement le 20 pour Taza de sorte que tu pourras dorénavant adresser toute correspondance - ainsi que le colis - à la 24° Compagnie à Taza.
En ce qui concerne les finances, je te prie de me dire si les 3% Obligations du Crédit Foncier 1912 n’ont pas encore payé leur dernier coupon. Si je me rappelle bien, le dernier versement était dû en Mai de sorte que les intérêts pour 6 mois seraient payables en Novembre. Prière de te renseigner en même temps si les Mexicains ne paient toujours pas - ils ont été en retard depuis près de 1 1/2 an de sorte qu’environ 60 Frs. de coupons seraient payables si le calme a été réellement rétabli (1) comme le disent les journaux. La Banque de Paris et des Pays Bas et le Comptoir d’Escompte n’ont-ils rien payé du tout cette année ? L’ami W. (2) a certainement toute facilité pour se renseigner auprès de ses amis. Comme la question m’intéresse assez vivement, tu serais bien aimable de me renseigner à la première occasion.
Non, Leconte ne m’écrit plus du tout et ses rares lettres à Penhoat ne contiennent que des récriminations. J’ai regretté que Penhoat n’ait pas poussé une pointe jusqu’à Nantes, ne fût-ce que pour voir où nous en sommes réellement avec nos pertes. 
“La voisine à gauche” dont tu parles est sans doute celle à gauche en sortant de notre maison dans la rue, mais à droite si l’on se trouve à la porte de notre véranda, face au jardin. C.à.d. celle dont la maison doit communiquer l’humidité à notre salle à manger ? Il serait à souhaiter que tu trouves l’occasion de causer de temps à autre dans ton voisinage immédiat, ne fût-ce que pour te distraire !
Je me demande aussi comment on va faire pour payer toute la casse après cette guerre. Que les impôts augmenteront partout d’une façon formidable, c’est à peu près certain. Mais il faut espérer que les budgets de l’armée et de la marine diminueront dans tous les Etats dans de fortes proportions, permettant ainsi de payer au moins les intérêts des dépenses fantastiques engagées dans cette guerre. Seulement les Etats qui seront condamnés à la fin de payer 30 ou 40 milliards en OR (3) comme indemnité de guerre se trouveront rudement à la bourre. Je suis du reste persuadé que cet hiver sera bien moins calme que celui de l’année dernière. Une fois parce que les Allemands se sont bien avancés en Russie et deuxièmement parce qu’un nouveau front a pour ainsi dire été créé dans les Balkans, front qui de part et d’autre est certainement le plus vulnérable de tous (4). De sorte que le cours des évènements sera probablement bien moins arrêté ou ralenti qu’en 1914/15. Et si l’on peut - malgré toutes les apparences - encore garder un espoir, c’est que les opérations militaires se termineront au printemps.
Quant à mes effets d’hiver, je ne manquerai certainement pas de te prévenir lorsqu’il me manquera quelque chose. Mais pour le moment je n’ai encore besoin de rien. Nous prendrons à Taza l’emplacement de la 22° Compagnie qui doit venir ici et nous y coucherons en partie dans des baraquements, en partie dans de bons marabouts. Et comme au point de vue de l’approvisionnement nous y serons également bien mieux qu’ici, tout le monde souhaite le retour à Taza aussi vivement que le départ il y a 3 mois. Il est juste d’ajouter que les engagés pour la durée de la guerre gardent le secret espoir de ne plus participer aux colonnes de 1916 ...
Que Suzette entende avec plaisir les contes de fées n’est pas autrement étonnant ; par contre Georges m’étonne un peu sous ce rapport. Ce jeune Stopfkuchen (5) doit donc avoir bien changé, car autrefois il s’intéressait seulement aux choses bien visibles et palpables.
Je me rappelle avec émotion la promenade que nous fîmes un dimanche à Bayonne à la rive gauche de l’Adour et où rien ne lui aurait fait oublier les gâteaux et la limonade dont on avait parlé vaguement.
Embrasse bien les enfants de ma part et reçois toi-même mes meilleurs baisers.


Paul     


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le calme a été réellement rétabli" : le Mexique, entré en révolution en 1910, demeure jusqu'en 1920 en situation de troubles sociaux, de coups d'État et de guerre civile. En 1915, une faction de l'armée rétablit temporairement l'ordre en battant Pancho Villa et en contraignant Emiliano Zapata à battre en retraite.
2) - "l'ami W." : Wooloughan, ami américain et homme de confiance de Paul.
3) - "30 ou 40 milliards" : Paul parle de paiement en or sans préciser de quelle monnaie il s'agit. En 1919, le montant des réparations à demander par les Alliés à l'Allemagne fut d'abord de 20 milliards de marks-or payables avant le 1er mai 1921, puis de 40. Ces chiffres correspondent à ceux de Paul, qui les a sans doute trouvés dans la presse avant novembre 1915, alors que la guerre était loin d'être finie. En 1920 les Français estimèrent à 226 milliards de marks-or le préjudice total des Alliés. En mai 1921, le préjudice fut évalué à 150 milliards de marks-or et le montant des réparations dues par l'Allemagne fut fixé à 132 milliards de marks-or, payables en dollars, en 40 ans. En 1929, ce montant fut réduit à 38 milliards de reichmarks payables en 59 années.  En 1932 il fut réduit à 3 milliards de marks qui ne furent jamais payés. Au total, l'Allemagne aura versé aux Alliés, à titre de réparations, 22,8 milliards de marks, ce qui correspond à peu près à l'estimation avancée par Paul en 1915. 
4) - "le plus vulnérable de tous" : effectivement la Serbie est envahie, ses armées battent en retraite en Albanie dans des conditions très difficiles face aux Autrichiens, Allemands et Bulgares. Entre décembre 1915 et mai 1916, plusieurs opérations maritimes  d'évacuation des survivants de l'armée serbe sont menées, l'une par la flotte anglo-française pour conduire les plus vaillants à Salonique, l'autre par l'Italie (en guerre aux côtés des alliés depuis mai 1915) qui en transporte jusqu'à Corfou (sur avis britannique et sans demander l'accord de la Grèce), la troisième par la France qui en déplace à Bizerte (Tunisie) et en Corse. Ces rescapés permettent de reconstituer progressivement une armée serbe, de mai à août 1916, dont les bataillons sont débarqués au fur et à mesure à Salonique. La défaite de la Serbie en 1915 n'a donc pas permis aux forces de la Triplice (dont la Bulgarie et la Turquie) de prendre l'avantage dans les Balkans, où le front se fige au contraire jusqu'en 1918.
-5)  "Stopfkuchen" : gâteau fourré, allusion au roman de Wilhelm Raabe (1831-1910), portant ce titre, publié en 1891, dont le héros désigné par ce surnom est un "Gros gourmand" (titre français du roman). De nouveau, Paul cite un auteur à la fois humaniste et lié à Wolfenbüttel et au duché de Brunswick puisque Wilhelm Raabe y naquit et y passa l'essentiel de sa vie jusqu'à sa mort.

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