vendredi 20 novembre 2015

Lettre du 21.11.1915

Remparts de Taza
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Novembre 1915

Ma chérie, 

Je te confirme ma carte postale du 19. Nous sommes rentrés hier soir à Taza, musique en tête, et nous avons occupé un emplacement situé à l’autre côté de la ville qui est certainement mieux que l’ancien que nous avons quitté il y a 3 mois. Ma section habite un grand baraquement où chacun a un assez bon lit (ce qu’on appelle ainsi au Maroc) avec paillasse, 1 couverture et 1 couvre-pied. Nous avons à côté du lit la place pour installer une caisse avec notre paquetage et au-dessus des crochets pour le fusil, l’équipement etc. 
Aujourd’hui, dimanche, nous étions complètement libres et j’en ai profité pour me promener, avec quelques amis, partout en ville. On a beaucoup travaillé à Taza pendant notre absence et avec le beau soleil que nous avions, la ville nous paraissait même très agréable, surtout dans les quartiers excentriques où la troupe est campée. Les routes sont en bon état - tant qu’il fait sec au moins - les oliviers dans leur verdure argentée et les autres arbres teints du jaune clair jusqu’au brun foncé presque noir. Toutes les Compagnies ont des baraques avec, souvent, des jardins devant. Les vieux murs qui entourent partout la ville jettent une note sombre dans toutes ces couleurs orientales et des soldats de toutes les armes flânaient sous le ciel radieux. Nous autres qui pendant trois mois avions vécu dans le bled étions comme des gosses. Heureusement qu’on ne peut pas se saoûler ici,car on ne vend toujours pas d’alcool sous une forme quelconque ! Enfin hier soir et aujourd’hui nous - moi avec 5 camarades - avons dédaigneusement laissé de côté la croûte de la Compagnie (sauf le quart de vin). Notre menu comportait du maquereau mariné, de l’omelette, du corned-beef, du saucisson, du museau de boeuf, fromage de Roquefort, Hollande et Brie. Ce soir on avait réussi à se procurer 3 vieux bidons de vin , mais là on était 9 poilus pour les 6 litres de sorte que l’équilibre restait parfait. Tu  vois donc qu’en dépit de la situation diplomatique (1) on passe encore de bons moments. A la vérité on fait même ce petit genre de bêtise pour oublier précisément le présent ...

le 22 Novembre 1915

Avant notre départ de Djebla je t’ai déjà accusé réception de tes lignes des 8 et 9 ainsi que de ton envoi recommandé dont je te remercie. Les gants aussi bien que les chaussettes ont beaucoup plu et sont bien meilleur marché qu’ici. Inclus un timbre en retour que tu pourras utiliser encore un fois à l’occasion. A propos du chocolat, le Menier ne coûte ici que 2,50 frs la livre. Les oeufs 1,20 la douzaine. Je suis étonné quelque peu que les enfants se rappellent encore le truc du chocolat au plafond ! Je te retourne également les 2 coupures et une 3° du Journal au sujet de GH et Cie (2). Je sais du reste que cette maison a été touchée durement par suite de la guerre et que plusieurs des associés d’origine allemande ou autrichienne ont mis les cannes !
La lettre de Mme Penhoat ne concorde pas très bien avec celle de son mari que je t’ai communiquée ! Au sujet du chandail (un seul) je t’ai déjà dit que tu peux mettre de 10,50 à 12,50 frs environ avec la petite cravate et même jusqu’à 13,50 s’il le faut. Merci du catalogue de Tunmer (3); as-tu déjà acheté dans cette maison qui m’a toujours paru un peu chère ? 
Malgré la tournure que semble prendre l’intervention grecque (4), ou plutôt celle de son roi, on continue à parler beaucoup de la paix ; comme il n’y a pas de fumée sans feu, j’en conclus tout de même qu’il doit y avoir quelque chose de fondé là-dedans. Après tout, il faudra bien commencer de parler un jour ou l’autre  des conditions et à l’heure qu’il est une fatigue générale doit tout de même commencer à se faire sentir un peu partout.
Pour quand le revoir ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.

                                                      Paul


Un bonjour à Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "situation diplomatique" : allusions possibles à l'invasion de la Serbie et du Montenegro par la Triple Alliance, à l'échec de l'Italie dans sa tentative de percée sur l'Isonzo contre l'Autriche, à la retraite catastrophique de l'armée serbe, à la fixité du  front en métropole, à la préparation d'un retrait des forces alliées des Dardanelles, à la reprise prévisible des attaques des "rebelles" marocains contre les troupes françaises de colonisation du Maroc... 
2) - "GH et Cie" : d'après ce qu'en dit ensuite Paul, il pourrait s'agir de la "G.H. Mumm & Cie ", société viticole productrice et négociante de vin de Champagne, fondée en France en 1827 à partir  d'une société de négoce en vin fondée en 1761 à Cologne (Allemagne). 
3) - "Tunmer" : la A.A. Tunmer & Co (1-3 Place Saint Augustin à Paris) est alors une maison spécialisée dans les vêtements de sport (chasse, équitation, tennis, golf, ski...) de style britannique élégant et élitiste, qui vend en province par correspondance.
4) - "intervention grecque" : le début du retrait des Alliés des Dardanelles renforce l'attitude pacifiste, neutre et cependant pro-allemande de la couronne grecque et rétablit sa légitimité auprès du peuple. Le roi annonce en novembre des élections législatives que l'opposition, conduite par le pro-Alliés Elefthérios Venizelos, refuse.  En effet, elle les perdrait, malgré l'appui du général Maurice Sarrail, commandant en chef de l'Armée d'Orient, qui met à sa disposition de puissants moyens de propagande. Paul prétend voir dans cette politique du roi de scinder le peuple grec entre partisans pro-allemands de la paix et adeptes de la guerre aux côtés des Alliés, la manifestation fumeuse d'un souhait de la Triple Alliance de négocier une paix : il s'agit pour lui, avant tout, de rassurer Marthe, et peut-être de se rassurer lui-même !
5) - "Pour quand le revoir ?" : quand nous reverrons-nous ? (décidément, Paul n'a pas le moral...).

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