dimanche 3 mai 2015

Lettre du 04.05.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 4 Mai 1915

Chérie,

J’ai tes lignes des 22/23 Avril et te confirme ma dernière lettre dans laquelle je t’annonçais que Mr. Penhoat m’avait écrit dans le même sens. J’espère que les enfants sont maintenant tout à fait rétablis et que tu puisses dormir tranquillement. Est-ce que Georges est encore en traitement ?
Nous passons ici actuellement une mauvaise période. Depuis plusieurs jours notre colonne doit partir le matin de bonne heure et comme si c’était fait exprès des pluies d’orage tombent juste 1/2 heure avant alors que pendant toute la journée il fait beau. Le départ est donc remis au lendemain matin, mais en attendant nous autres qui restons à Taza sommes presque toutes les nuits de garde ce qui n’est pas bien agréable. Les hommes restent couchés en tenue de campagne ce qui n’est pas non plus de nature à les reposer. Les combats à la baïonnette dont tu parles avec tant d’horreur sont très rares ici : les bicots n’aiment pas le corps à corps et c’est tout au plus pendant la nuit qu’une sentinelle a quelquefois l’occasion d’embrocher un Marocain.
Est-ce que Mme de Métivier (1) en réclamant son livre a rapporté les nôtres que je lui avais prêtés (Quo Vadis (2), Jérusalem (3) & Lettres de mon Moulin (4)) comme je te l’avais écrit dans le temps ? Et quelle est maintenant son adresse ? Je ne comprends pas bien tes allusions. La fille de Mme de M. s’appelle Geneviève, et sa soeur (déjà fort grisonnante) Melle Thérèse, probablement celle qui est venue te voir. Mais c’est certainement Melle Geneviève qui s’est mariée, car elle était fiancée. Je ne sais pas de quoi tu déduis que son mariage était déjà un fait accompli ; quant à moi, je n’ai vu aucun indice à ce sujet.
Ta mère a donc eu à temps les photographies, mais n’a-t-elle plus jamais répondu à Emma (5) ? C’est cela ce qui m’étonne, car ta mère doit bien se figurer que toi aussi t’inquiètes beaucoup d’elle. Les écrits des journaux sur les conditions de vie en Allemagne sont tellement contradictoires qu’on se fait difficilement une idée exacte sur ce qui se passe. Que le pain manque, c’est hors de doute car l’histoire du pain KK (6) (que la désignation est délicate) distribué à raison d’une demi-livre par jour est véridique.
Quel temps fait-il actuellement à Bordeaux ? D’après une lettre du front reçue hier par un camarade, il y a encore beaucoup de pluie dans le Nord et les tranchées en contiennent souvent 40 à 50 centimètres. Il est malheureux que les communiqués qui arrivent par t.s.f. (7) ici ne sont pas affichés ; nous devons attendre l’arrivée du Canard d’Oran et apprenons ainsi les nouvelles quand elles sont déjà vieilles.
Revenant encore une fois sur la correspondance de Mr. Penhoat, tu auras l’occasion de reconnaître que P. (8) est encore le plus fidèle et qu’il se donne même un mal pour nous prouver son amitié. Ceci modifiera peut-être ton opinion sur lui, d’autant plus que Mme Penhoat ne se plaindra pas non plus de la fidélité de son mari.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                  Paul

Et les journaux ?


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Mme de Métivier" : Paul avait logé chez cette dame, non loin de ses bureaux, au début de la guerre, pour éviter de trop circuler en ville en cette période de manifestations anti-allemandes. 
2) - "Quo Vadis" : roman de l'écrivain polonais Henryk Sienkiewicz paru en 1896. 
3) - “Jérusalem” : journal de voyage de Pierre Loti, publié en 1894, aujourd'hui mis à l'index pour ses remarques antisémites et judéophobes.
4) - “Lettres de mon moulin” : recueil de nouvelles d'Alphonse Daudet, publié en 1869. Ces titres nous montrent quel lecteur éclectique était Paul.
5) - "Mme de M." : Mme de Métivier
6) - "Emma" : Emma Schulz, amie de Marthe résidant en Suède - pays neutre - par l'intermédiaire de qui Marthe pouvait communiquer par courrier avec sa famille demeurée en Allemagne.
7) - "pain KK" : les initiales de ce pain de rationnement allemand correspondent au nom officiel  "Kriegs Kartoffelbrot " (pain de guerre de pomme de terre) ainsi qu'à la désignation populaire de sa composition "Kleie und Kartoffel" (son - enveloppe externe du grain de blé - et pomme de terre) ou de son créateur "Kaiserlich und Königlich" (impérial et royal). La propagande française disait "Les Français mangent du bon pain blanc, et les Boches du... K.K.". Le rationnement de la nourriture à partir de 1915 visait à contrer le blocus économique notamment maritime. Les civils reçurent une alimentation de plus en plus insuffisante (1500 calories environ par jour pour un adulte en 1915, moins de 1000 en 1918). La part de pain par civil fut effectivement limitée à 250 grammes par jour en 1915 (400 grammes par soldat) ; elle descendit à 200 grammes en 1917. 
8) - "t.s.f." : télégraphie sans fil, c'est-à-dire la radio.

9) - "P." : Mr. Penhoat.

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