samedi 30 mai 2015

Lettre du 31.05.1915

Document Gallica BNF



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 31 Mai 1915

Chérie, 

J’ai les lettres des 18 et 21 et, une fois de plus, ne comprends pas que mes correspondances subissent des retards tels que les lettres des 4 et 6 ne sont arrivées que le 18 ! Les tiennes arrivent bien plus rapidement, car celle du 21 était en ma possession le 30 au soir. Comme déjà dit, les journaux viennent aussi de nouveau régulièrement ce qui m’est d’autant plus agréable que durant la colonne, tous les Echos sont de suite réexpédiés. Il faut faire irruption au Cercle des Officiers pour connaître les nouvelles.
Ta lettre du 18 est un peu vive - enfin, tu as un peu raison et c’est une malchance extraordinaire que juste cette lettre de Février ait été égarée. Enfin, que l’incident soit clos, mais si à l’avenir tu as une communication importante à me faire, tu feras bien d’en parler dans 2 lettres successives. J’espère fermement qu’on te laissera tranquille jusqu’à la fin de la guerre ; as-tu fait voir au Commissaire mon certificat de présence ? L’histoire de l’argent de Nantes n’est probablement pas un oubli mais une chicane voulue. Enfin, tu me communiqueras promptement la réponse du G (1) et, si elle est négative, tu iras trouver le représentant du séquestre car je suppose que l’avoué de la rue Margaux (2) représente aussi le nouveau séquestre (3). Au besoin, tu écriras directement au séquestre à Nantes pour réclamer les 300 Frs. Inutile de te rappeler que le cas échéant tu vendras des titres à commencer par une Communale 1912 et ensuite une action du Métropolitain.
Le Manuel anglais est au moins aussi pratique que le Polyglott, merci pour l’envoi. Je voudrais bien lire le bouquin “J’accuse” (4) dont j’ai du reste lu assez souvent dans les journaux. Mais je serais désolé s’il se perdait en route ; si ce n’est qu’une brochure, je te prie de l’envoyer comme lettre, si cependant c’est un volume d’une certaine taille, garde-le plutôt. Oui, ici aussi on attache beaucoup d’importance à l’entrée en lice de l’Italie qui doit entraîner la Roumanie qui, elle, sera certainement suivie par d’autres Etats balcaniques, notamment la Bulgarie (5).
Penhoat vient de m’écrire la lettre ci-jointe accompagnée de la coupure du Matin que j’ajoute également ; et l’article est bien écrit, mais j’ai peur que quant à la lettre, tu ne puisses pas la déchiffrer. Merci aussi pour les 3 n° de “J’ai vu” (6). L’article de l’Abbé Wetterlé (7) m’intéresse beaucoup, et j’ai ressenti quelque chose comme un plaisir en lisant l’allusion à la restitution éventuelle du Royaume de Hanovre comprenant peut-être Brunswick - restitution désirée par les Anglais (8). Tu ne m’as jamais répondu au sujet de la question religieuse pour les enfants ? Tu n’es donc pas de mon avis ? (9)
Malgré le dimanche, nous avons fait convoi hier, comme du reste vendredi dernier. La colonne va peut-être rentrer après-demain ; il y a encore eu des combats assez sérieux et notre compagnie a eu quelques blessés, mais pas de morts, mais il paraît que nos 3 officiers ont attrapé la fièvre.
Hier soir, nous nous sommes payé le luxe, quelques camarades et moi, de faire des crêpes de pommes de terre (Puffer) (10) et nous les avons mangées avec une boîte de cerises. Aujourd’hui, nous avons de la salade superbe et nous avons pu nous procurer à bon compte de la confiture de fraise. Quant à mon argent, tu n’as pas besoin d’en envoyer avant la fin du mois de Juin.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Suzanne travaille sérieusement ? Et Alice parle-t-elle à peu près ?
Il est vraiment dommage que Mme Plantain soit tellement prise de son côté, car je pense souvent à ton isolement. Ici encore on peut se rencontrer avec les camarades tandis que toi tu n’as pour ainsi dire personne là-bas.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


                                                  Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer))
1) - "du G." : Lucien Leconte. 
2) - "rue Margaux" : à Bordeaux.
3) - "le nouveau séquestre" : il s'agit vraisemblablement d'une délocalisation de Nantes à Bordeaux de l'administration du séquestre des biens appartenant à Paul dans la société Leconte. Cette mesure correspondrait à l'une des dernières ordonnances alors prise par l'État (publiées au Journal officiel du 29 mai 1915) pour modifier les conditions d'application du décret du 27 septembre 1914 qui avait établi le séquestre des établissements commerciaux, industriels et agricoles appartenant à des Allemands, Autrichiens ou Hongrois.
4) - "J'accuse" : il s'agit d'un livre d'auteur anonyme alors récemment publié chez Payot titré "J'accuse, par un Allemand", accusant l'Allemagne d'avoir voulu et déclenché la guerre. L'auteur, Richard Grelling, révélé après la dernière réédition en 1919, était un journaliste pacifiste allemand réfugié en Suisse depuis 1915. 
5) - "la Bulgarie" : en négociation avec la Triplice dès le début de la Grande Guerre pour se faire attribuer la Macédoine (alors serbe), le royaume bulgare refuse le 5 octobre 1914 l'ultimatum des Alliés l'enjoignant de rompre avec l'Allemagne et envoie dès le lendemain des troupes participer à la campagne des puissances centrales contre la Serbie. Le 29 mai 1915 la Triple Alliance, à la demande de la Russie, lui promet une partie de la Macédoine (aux dépens de la Serbie). Paul fait allusion à cette initiative des Alliés et manifeste ses - et leurs - espérances. Mais la Bulgarie demeurera dans le camp de l'Allemagne  jusqu'au 26 septembre 1918, date de sa demande d'armistice auprès de l'Armée française d'Orient.
6) - "J'ai vu" : hebdomadaire d'actualités et de témoignages portant sur la guerre, illustré de dessins et de photographies, édité à Paris de l'automne 1914 à l'été 1920.
7) - "Abbé Wetterlé" : il s'agit d'Émile Wetterlé (1861-1931), alors prêtre catholique et journaliste alsacien francophile et germanophobe, exilé en France depuis le début de la Grande Guerre, ancien député autonomiste au Reichstag de 1898 à 1914, futur député à l'Assemblée nationale française de 1919 à 1924. A cette époque, l'abbé vient de publier en feuilleton (auquel Paul fait allusion) puis en livre, chez "L'édition française illustrée" (qui publie l'hebdomadaire "J'ai vu") une série de textes consacrés essentiellement à sa vision germanophobe de la guerre et des Allemands. Paul se sentait évidemment des affinités avec ce "ressortissant ennemi" (officiellement allemand) francophile et germanophobe... 
8) - "les Anglais" : Paul, qui est né au sud de la ville de Hanovre regrette que le Royaume de Hanovre, dont la couronne appartenait à la même dynastie que celle de l'Angleterre depuis 1714, ait refusé en 1837 l'accession d'une femme à son trône (il s'agissait de la Reine Victoria tout juste couronnée par les Anglais) et ait ainsi placé le Hanovre dans le champ de l'Autriche, puis sous la coupe de la Prusse avant d'être  finalement annexé par le Reich allemand en 1871. La ville de Brunswick, siège du duché de Brunswick séparé du Royaume de Hanovre depuis le Congrès de Vienne en 1815, aurait pu elle-aussi être ou ne pas être revendiquée par les Anglais, mais il s'agit là d'élucubrations anglophiles nostalgiques.
9) - "la question religieuse": bien que ni lui ni Marthe ne soient croyants, Paul est d'avis que ses enfants devraient fréquenter une école religieuse, considérant qu'il s'agit d'un atout pour leur intégration. 
10) - "Puffer" : en allemand "Kartoffelpuffer", crêpe de pomme de terre, réduit par Paul à "Puffer".

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