mercredi 20 mai 2015

Lettre du 21.05.1915

Goumiers autour d'un feu - © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN / Photo musée de l'Armée

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 21 Mai 1915

Rentrant ce soir je trouve les lignes des 5 et 8 courant et te prie de m’excuser de n’avoir pas écrit plus fréquemment cette semaine : je n’avais effectivement pas l’occasion car il n’y avait qu’un seul convoi de ravitaillement, le même qui a pris ma carte postale. Enfin me voilà de retour bon premier, car la colonne ne rentrera que dans une huitaine ou même plus tard. Mais je ne crois pas que je partirai encore une fois en colonne, car, une fois les hommes rentrés, on ne fera probablement pas une autre expédition. Ce qu’il y a de plus désagréable maintenant, c’est la grande chaleur qui sévit depuis 8 hs. à 16 1/2 et 17 hs. à peu près. C’est une chaleur torride, sans aucune brise et qui amène des milliers de mouches et de cafards. On est comme abruti et on n’attend que le soir qui est frais et quelquefois même froid. Les Brannès (1) contre lesquels est dirigée notre expédition ont été plus avertis que l’autre jour. 2/3 à peu près se sont soumis, tandis qu’une fraction qui forme pour ainsi dire une tribu à part, continue à nous faire la guerre. Ces derniers vont avoir quelques villages détruits, ainsi que leurs récoltes ; ils abandonneront le pays pour se retirer dans les montagnes d’où ils nous attaqueront alors lorsque l’occasion est favorable. Mais comme ils auront besoin de descendre dans la plaine pour faire paître leurs troupeaux, ils ne se tiendront pas longtemps. Les Brannès soumis payent une indemnité et livrent les déserteurs (2); ils auront la protection et peuvent entrer dans la cavalerie marocaine, soit dans les Spahis du Maghzeu (3) ou le Goum.
Il y a là-bas dans les environs du nouveau poste Djebel Alfa (4) de magnifiques champs de blé et d’orge qui poussent à hauteur d’homme comme on n’en voit pas en France. Mais les sauterelles, des bêtes énormes (Heuschrecken) (5) commençaient aussi à faire leur apparition ...
Ta lettre du 10 Mai et les journaux des 10 et 11 ; comme déjà dit, les imprimés arrivent maintenant régulièrement. Je te remercie aussi des coupures et je suis touché de ce que tu as découpé la mort de Paul Pons (6) parce que tu sais que la lutte m’intéresse. Je lis aussi toujours l’Echo d’Oran et constate que les derniers communiqués sont bons. L’histoire de Sven Hedin (7), d’origine allemande, est peu banale !
En ce qui concerne le loyer, paie la moitié, soit 175 Frs, pour prouver notre bonne volonté. Et si tu dois payer le dernier versement des Communales 1912, tu vendras l’obligation déjà entièrement libérée, celle que j’avais achetée à Devilliers (n° 68892) qui te rapportera environ 210 Frs actuellement. Tu n’auras qu’à faire vendre par Mr. Wooloughan, mais tu ou lui ferez attention s’il n’y a pas un coupon de 3 Frs 75 à détacher de cette obligation. Je n’ai plus eu des nouvelles de Leconte et je m’en moque du reste. De ce côté, je suis sans souci car tout s’expliquera après la guerre et si je voulais le faire chanter ce ne serait très probablement pas difficile pour moi. A propos t’ai-je raconté en son temps qu’aux Sables d’Olonnes un jour, il envisageait le mariage de Suzette avec son Jean ? J’ai ouvert du reste ton paquet de pansements pour faire plaisir à un camarade blessé et j’ai constaté que la teinture d’iode est très ingénieusement présentée dans ces tubes !
Je pense souvent à notre jolie maison et le jardin que je ne connais pas encore bien arrangé et il me faut souvent tout mon courage pour ne pas me laisser attendrir à la pensée que toi et les enfants vous menez là une existence si imprévue et si triste ... Mais j’ai toujours la ferme conviction que tout s’arrangera et qu’en automne au plus tard je serai de retour.
Il nous restera ensuite encore assez de temps pour rattraper le temps perdu et nous garderons peut-être un bon souvenir de ce triste temps qui nous permet toutefois de constater que nous ne pouvons guère exister l’un sans l’autre.
Mes meilleurs baisers


                                            Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Brannès" :  Branes (ou Branès).
2) - "déserteurs" : des légionnaires et des soldats musulmans de l'Armée d'Afrique sensibles au mot d'ordre de Guerre Sainte contre les Français.
3) - "les Spahis du Maghzeu" : soldats de la cavalerie du gouvernement du Sultan du Maroc (le Makhzen), intégrés depuis le Protectorat de 1912 dans l'Armée d'Afrique. Comme les goumiers et les tirailleurs autochtones, les spahis sont alors pour la plupart issus de tribus berbères désireuses de contrer l'influence arabe en Afrique du Nord en prenant le parti de la France, alors que les "rebelles" qu'ils affrontent sont le plus souvent eux-mêmes berbères mais ont choisi d'enrayer d'abord la colonisation de leurs territoires par la France.
4) - "Djebel Alfa" : Djebel el Halfa, avant-poste installé à 25 km environ de Taza, il fut vainement attaqué avant son achèvement par les Branes les 5 et 7 mai 1915. On consultera sur ce sujet l'article de Charles Mouret sur l'Exposition de Casablanca, Annales de Géographie, 1915, volume 23, n° 132  
 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1915_num_23_132_8021
5) - "Heuschrecken" : criquets pèlerins (la "huitième plaie d'Égypte" selon la Bible).
6) - "Paul Pons" : lutteur français, champion mondial de lutte en 1898,  surnommé "Le Colosse", effectivement décédé en 1915. 
7) - "Sven Hedin" : très célèbre explorateur et géographe suédois qui participa à la propagande de l'Allemagne et fut de ce fait expulsé des Sociétés de Géographie de Londres puis de Paris en 1915. Ce qui était sans doute "peu banal" (et déplorable) aux yeux de Paul - qui ne l'écrit pas - était que le grand-père de ce Suédois germanophile était un rabbin allemand. 

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