dimanche 10 mai 2015

Lettre du 11.05.1915

Tirailleurs algériens

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 11 Mai 1915

Ma chère petite femme,

J’ai bien reçu ta lettre du 28 et les cartes des 26 et 30 Avril, celle du 26 arrivée ce soir seulement via Casablanca avec une douzaine de journaux ; je te remercie de tous ces envois et te prie de ne pas oublier à l’avenir l’inscription “via Oujda”. J’ai aussi pensé à la nuit de Walpurgis (1) et j’ai même ressenti quelque chose comme de la nostalgie à cette occasion, un mal qui, d’après Rostand (2), est plus noble que la faim. Je suis heureux que tu aies pu quitter le lit, espérons que tu ne rechutes pas, car tu sais que nous avons tous bien besoin de toi !
Notre colonne vient de rentrer pour quelques jours, devant repartir le 14. Les hommes ont souffert par le mauvais temps : dans la journée une chaleur orageuse et dans la nuit des orages épouvantables. Nous avons établi un nouveau camp à 25 km d’ici mais ce n’est heureusement pas la 24° Comp. qui y reste. Cela a chauffé beaucoup : Heureusement il n’y a pas eu beaucoup de casse, une dizaine de morts et une quarantaine de blessés, alors que les bicots ont perdu un millier d’hommes.
Pendant ce temps nous avons eu ici beaucoup de service : depuis samedi soir, je suis resté pendant 36 heures sur garde, jour et nuit. On n’avait effectivement pas le temps de faire quoi que ce soit et c’est là la raison pour laquelle je ne t’ai pas écrit depuis quelques jours. Dimanche matin, lorsque j’étais en faction à la tour sarrazine, les Marocains, croyant notre camp abandonné, ont essayé de descendre des montagnes ; quelques-uns se sont approchés de notre quartier jusqu’à 250 m, mais aucun n’est retourné (3). Aussitôt après les premiers coups de fusil tirés par nous, tous les murs de Taza étaient garnis et les Tirailleurs Algériens (4) dont une section était restée à côté de nous, canardaient comme des fous. 5 minutes plus tard les canons du grand blockhaus commençaient également et nous pouvions bien observer les obus qui tombaient en face dans les oliviers. Il n’y avait que 18 légionnaires de la 24° qui étaient restés ici, mais presque tous ont demandé de marcher le 14 ou le 15 car ce n’est point un amusement de rester ! Nous étions en subsistance (5) chez les territoriaux (6)(125° de Narbonne et Béziers) et nous pouvions constater que nous sommes mieux nourris qu’eux, avec la seule exception qu’eux ont 2 quarts de vin par jour au lieu d’un. Hier, à l’occasion du 1° anniversaire de la prise de Taza, nous avons mangé royalement : soupe tapioca, petits pois verts, boeuf sauce tomate, purée de pommes, salade verte, confiture, vin, café au rhum et cigare ou cigarette. C’est bat, hein ?
Ne te fais pas de mauvais sang pour l’argent, j’en aurai certainement assez jusqu’à la fin Juin ou commencement Juillet ; donc inutile de m’adresser 40 ou 50 Frs avant le 15 Juin.
Ce que tu dis là sur la terminaison de la guerre n’est pas bien sérieux. Si l’on ne veut pas recommencer, il faut absolument que l’Allemagne soit écrasée et elle le sera (7), j’en suis persuadé ; seulement c’est bien long et tous les engagés pour la durée de la guerre se font quelquefois des réflexions amères. Penhoat m’écrit aujourd’hui qu’il part comme volontaire pour la Belgique. J’espère sincèrement qu’il en reviendra sain et sauf. Georges Laforcade m’envoie régulièrement des lettres très détaillées sur la situation militaire et politique, très gentilles et pleines d’affection. Il doit me croire tout à fait dans le désert, inaccessible à tous les journaux. Plantain enfin m’écrit assez régulièrement et avec beaucoup de confiance.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Suzanne fait des progrès ? Et comment se comporte Georges pendant les leçons de sa soeur (8)?
Espérons que cette séparation ne durera plus trop longtemps et que la paix viendra comme un coup de foudre sans qu’on s’y attende.
Mes meilleures tendresses.


                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Walpurgis" : joyeuse et amoureuse fête du printemps, d'origine païenne, célébrée en Europe du Nord et de l'Est (notamment en Allemagne) pendant la nuit du 30 avril au 1er mai. Le christianisme en a fait un sabbat diabolique que la littérature met en scène dans les différentes versions du Faust.
2) - "Rostand" : Paul compense sa précédente référence nostalgique à l’Allemagne en évoquant l'écrivain français le plus célèbre à cette époque,  Edmond Rostand (1868-1918), auteur du très célèbre "Chantecler" et patriote modèle (il s'est engagé en 1914 mais a été réformé) qui, dans son "Cyrano de Bergerac" fait dire à son héros, à l’approche de la mort, à propos du temps perdu à vivre sans son aimée Roxane : “De nostalgie !... Un mal. Plus noble que la faim !”. Entre  entre 1893 et 1912 Edmond Rostand a traduit et adapté le Faust de Goethe (publié en 1808) qui décrit le sabbat des sorcières pendant la nuit de Walpurgis. 
3) - "aucun n'est retourné" : aucun des assaillants du camp et des avant-postes français de Taza n'a survécu. Entre le début mai et la fin juin 1915, les tribus berbères hostiles à la colonisation tentèrent par des coups de main - faute de réelles troupes - d'enrayer l'opération de jonction des deux Maroc (l'Oriental et l'Occidental) lancée par le général Lyautey.
4) - "Tirailleurs algériens" : soldats en très grande majorité autochtones d'Algérie, et en moindre mesure de Tunisie et du Maroc, recrutés par l'Armée française d'Afrique. Ils sont surnommés "Turcos". En 1915, 15% seulement des bataillons de tirailleurs algériens demeurent encore au Maroc et 5% en Algérie, les autres ayant été déplacés en métropole pour combattre sur les fronts européens. Les tirailleurs algériens étaient pour la plupart des Kabyles, un peuple berbère qui avait choisi - après la conquête de l'Algérie à laquelle il s'était opposé au XIXème siècle - de s'allier aux Français pour s'émanciper des Arabes. Autour de Taza, au Maroc, ils eurent à réprimer des rebelles appartenant pour l'essentiel à des tribus berbères opposées au protectorat français avec le soutien d'agents de l'Allemagne et de l'Espagne. 
5) - "Nous étions en subsistance" : nous étions approvisionnés en vivres... 
6) - "territoriaux" : soldats âgés de 34 à 49 ans, de ce fait affectés à des missions "pépères" (comme l'indique leur surnom) notamment de garde à l'écart des premières lignes du front. Une partie de leurs régiments furent affectés au Maroc pour remplacer ceux de l'Armée d'Afrique qui avaient été affectés en métropole. 
7) - "elle le sera" : Paul approuve ainsi explicitement l'objectif de la France d'écraser l'Allemagne, et implicitement le désir de ses chefs militaires de pénétrer le territoire allemand jusqu'à Berlin et de le ruiner significativement, ce dont les U.S.A. et le Royaume-Uni la dissuaderont dès la demande d'armistice de novembre 1918.
8) - Marthe a donc finalement décidé de faire donner des leçons particulières à sa fille, et de ne l'envoyer ni à l'école religieuse, ni à l'école communale de Caudéran, comme elle l'avait précédemment envisagé.

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