mercredi 13 mai 2015

Lettre du 14.05.1915

La salle des Allemands, dans l'asile d'aliénés de Bitray, près de Châteauroux, qui servit de camp de concentration pendant la guerre (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/memoire_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_98=SERIE&VALUE_98=Camp%20de%20prisonniers%20civils&DOM=Tous&REL_SPECIFIC=1

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 14 Mai 1915

Ma chère petite femme,

J’ai ta lettre du 2 Mai et je reçois de nouveau régulièrement les journaux, les derniers arrivés ce soir datant du 4 et du 5 courant.
Je suis peiné de voir que tu te laisses tellement aller au désespoir : certes, ton sort est peu enviable en ce moment, mais songe que le mien ne l’est pas davantage et qu’il en est ainsi de presque tout le monde. N’oublie pas non plus que certainement la guerre se terminera à la fin de l’été ou en automne au plus tard, car il est sûr que d’un côté comme de l’autre, les hommes ne feront plus une deuxième campagne d’hiver dans les tranchées. Certes, l’offensive générale dont on a tant parlé se fait attendre ; mais elle peut se déclencher d’un moment à l’autre et il va sans dire que le communiqué n’en mentionne rien tant que l’opération ne bat pas son plein. On attend sans doute un moment donné, une occasion quelconque et dont nous ignorons nécessairement tout. Une fois les Allemands hors de France et de Belgique, l’affaire sera vite bouclée et la paix sera signée d’une façon aussi inattendue que la guerre a été déclarée. D’ici là il faut tenir bon et tu dois garder tout ton courage ; j’espère sincèrement que la menace du Camp de Concentration (1) ne se réalisera pas, surtout si tu produis le certificat de présence au Maroc que je t’ai envoyé. Il ne faut pas prendre non plus au tragique notre avenir : Penhoat étant fourrier (2) ne courra pas trop de risques en Belgique (3) et moi, je ne risque pas davantage ici. Evidemment, on entend quelquefois siffler les balles, mais il serait triste s’il en fût autrement avec un engagé pour la durée de la guerre. Les pertes de la maison L. L. et Cie (4) représentent tout au plus les prélèvements des 3 associés ; certes L (5) pourrait se débrouiller autrement, mais il ne peut pas ou plutôt n’ose pas quitter le terrain de la pure surveillance. De là jusqu’à la dissolution de la maison il y a loin et même Penhoat qui était le premier à crier n’y pense pas sérieusement ; mais même s’il y pensait, la chose ne serait pas bien facile, car un contrat en bonne et due forme nous lie. En ce qui concerne notre loyer, ne t’en inquiète pas : c’est une question secondaire que nous résoudrons lorsque le moment sera venu. Si nous voulons résilier, nous pourrons toujours, mais je ne pense pas que cela sera nécessaire. Il faut surtout éviter de se laisser abattre : crois- moi qu’il ne sera point facile de trouver maintenant du travail, même en Suisse (6), où nécessairement l’affluence est considérable pendant la guerre. Et puis, tu oublies les enfants ! Crois-moi, tout cela passera et ne restera qu’un mauvais rêve ; nous remonterons le courant, à la seule condition que nous conserverons notre santé et notre courage.
Donc, Mme Laforcade est enfin morte ! Mme Plantain (7) sera certes soulagée de la fin de ce cauchemar ; peut-être auras-tu l’occasion de la voir plus souvent maintenant ce qui ne pourrait te faire que du bien. Je vais écrire un mot à Georges et à Mr. Plantain.
Il fait une chaleur accablante ici, depuis quelque temps nous commençons à avoir un peu plus de temps pour la sieste à midi. Le “rompez” du matin est sonné à 10 hs. et le travail reprend à 13 hs. seulement ; bientôt ce sera même à 14 hs. ou même 15 hs. On est étendu sur son lit sans avoir le courage de se lever et se défend mollement contre les innombrables mouches. Les soirées cependant sont agréables et les nuits même fraîches. J’ai beaucoup observé les cigognes qui ont leur nid en face de la tour où j’étais encore hier de garde et qui ont des petits depuis 48 hs. C’est vraiment curieux de regarder le père babiller chaque fois qu’il porte des grenouilles au nid, comme s’il racontait à la femelle les évènements.
Oui, les Lettres de mon Moulin sont ravissantes ; as-tu lu le “Quo Vadis” et “Jérusalem” ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants; un bonjour pour Hélène.

                                             Paul


Les enveloppes que tu m’as envoyées étaient presque toutes collées, c’est pour cela qu’il pourrait te sembler que mes lettres ont été ouvertes, ce qui n’est pas (8). 

Notes (François Beautier)
1) - "Camp de concentration" : autre nom - employé à l'époque sans réticence - des camps d'internement (ou de regroupement) dits aussi dépôts de triage (ou d’internés). 
2) - "fourrier" : soldat du service d'intendance, particulièrement chargé de regrouper, compter et distribuer les uniformes et les équipements (par exemple des tentes, des couvertures... ) nécessaires à l'activité d'une troupe.
3) -  "en Belgique" : depuis le 22 avril 1915 (et jusqu'au 25 mai), des troupes françaises (certaines venues d'Afrique) se battent très violemment aux côtés des Britanniques et des Belges dans la région d'Ypres, où l'Armée allemande utilise pour la première fois massivement des gaz de combat. Paul sait sans doute que son ami court de vrais risques, mais il cherche surtout à rassurer Marthe en "banalisant" son propre sort. 
4) - "maison L.L." : la société Leconte, dont Paul est un associé.
5) - "L." : "Lucien Leconte", associé principal de la société.
6) - "en Suisse" : par dépit Marthe a sans doute souhaité être expulsée de France vers un pays neutre plutôt que d'y demeurer sans permis de séjour et d'y être menacée de placement en camp de concentration.
7) - "Mme Plantain" : sœur de Georges Laforcade.
8) - "ce qui n'est pas" : Paul sait que ses lettres peuvent être ouvertes (il existe un service de censure ; sa naturalisation dépend d'une enquête sur ses idées et son comportement) mais il n'a pas envie que son censeur, son enquêteur et son épouse pensent ses lettres mensongères ou insincères : il lui importe donc de leur faire croire qu'il ne le sait pas en déclarant par avance que ses enveloppes - d'elles-mêmes - se recollent mal.

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