vendredi 22 mai 2015

Lettre du 23.05.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet  22 Caudéran

Taza, le 23 Mai 1915

Ma chère petite femme,

Voilà donc le dimanche de Pentecôte : encore le jour de notre mariage et avant l’anniversaire de notre fille aînée et nous aurons passé séparément toutes les fêtes, tous les “Leuchtende Tage” (1) en cette mémorable année 1914/15. Il fait lourd aujourd’hui, un orage est dans l’air et les mouches nous embêtent dans notre marabout où nous ne sommes plus que deux pendant la durée de notre colonne. On s’est levé ce matin à 9 1/2 hs. car la fusillade et les coups de canon se succédaient tellement hier soir que je me suis endormi seulement à minuit. Cela a dû chauffer du côté de Bab Mersurca (2) cette nuit, ou bien notre colonne a été attaquée ; ici on n’a échangé que des coups de fusil sans gravité (3). Nous venons de déjeuner assez agréablement et nous nous sommes préparé une bonne salade que je mange maintenant au besoin 2 fois par jour.
Ta lettre du 13 est arrivée hier soir avec 3 journaux, merci du tout. Comme déjà dit, restons dans le status quo avec notre maison jusqu’à la fin de la guerre. Si cela devenait réellement nécessaire, nous trouverions déjà moyen de nous arranger après la guerre. En attendant, et une fois le dernier versement sur les Communales 1912 fait, tu toucheras toujours 600/800 Frs d’intérêt par an qui te permettent d’augmenter ton budget. Mme Robin attendra tout simplement comme beaucoup d’autres propriétaires après le prochain acompte que tu lui payeras suivant ma dernière lettre. Enfin, si la guerre se finit victorieusement, nos papiers, c.à.d. les titres, monteront sensiblement, car il n’y a pas un seul titre allemand ou autrichien parmi eux. D’un autre côté, sois certaine que les affaires de la maison L. L. et Cie reprendront aussi rapidement et qu’à la fin 1915 j’aurai 3000 Frs à toucher rien que comme intérêt de mon capital dans la maison, suivant contrat. Il est bien entendu que nos prélèvements à nous trois représentent la presque totalité des pertes subies par la maison. La situation n’est donc au total pas aussi mauvaise que tu le penses et tu peux être sûre qu’une fois réunis après la guerre, nous vivrons encore des temps heureux, plus heureux peut-être que jusqu’ici parce que nous nous comprendrons mieux et que tu ne te plaindras plus que je sois injuste vis-à-vis de toi. Tu vois aussi trop noir en escomptant une deuxième campagne d’hiver : elle ne sera point nécessaire, crois-moi. Du reste, les communiqués de ces derniers temps étaient excellents et tout laisse prévoir qu’une grande action générale se déclenchera bientôt et qu’on attend peut-être l’entrée en ligne de l’Italie (4) pour marcher résolument à l’avant.
Je suis content que tu aies reçu des nouvelles de ta mère et que de ce côté tu sois sans inquiétude. Mr. Wool. n’a-t-il pas reçu ma carte de l’autre jour ? Ne tâche pas maintenant à trouver du travail hors de la maison. Tu en as assez avec les enfants et le ménage, surtout que tu fais toi-même tout l’habillement des gosses. Et n’oublie pas que si les 300 Frs étaient trop justes, nous trouverions toujours quelques sous, soit en vendant des titres, soit en m’adressant à Penhoat. Surtout, paie le dernier versement du Crédit Foncier en vendant une obligation et suis bien les tirages des Communales 1891 et 1912.
J’ai souvent les 2 photos en mains, celle des 3 enfants et la tienne avec les 2 aînés. Et il me revient aussi à l’idée que notre jeunesse à nous s’est passée encore sous le rayonnement de la guerre 1870/71 (5). Suppose un moment que cette guerre là, soit cette victoire prussienne n’aurait jamais existé, ta mentalité n’aurait-elle pas été formée tout autrement, non seulement à l’école, mais encore par tes parents ? Toute l’attitude de l’Allemagne était celle d’un véritable parvenu, arrivé trop vite, devenu riche en une seule fois et se croyant de ce fait supérieur à tous les autres. Lorsque Napoléon 1° (6) était devenu trop puissant, il s’est trouvé une coalition qui, à la longue, l’a abattu ; ce sera la même chose avec l’Allemagne moderne.
Tu ne m’as jamais dit d’où tu as formé ton opinion sur le rôle de l’Angleterre (7).
Dis donc à Suzanne d’écrire toute seule quelques lettres en dessous de tes prochaines lignes pour que je voie son écriture. Inclus les coupures en retour.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes plus tendres baisers.

                                               Paul


Le bonjour à Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "Leuchtende Tage" (rectifier l'orthographe) : "jours lumineux", jours heureux.
2) - "Bab Mersurca" : en fait Bab Merzouka (actuel Bab Marzouka), avant-poste alors récemment établit sur la crête du “Col du Touahar”, à une douzaine de km à l’ouest de Taza, pour contrôler la route de Fès. Ce poste effectivement attaqué à la fin mai 1915 fut ensuite équipé d'un canon.
3) - "des coups de fusil sans gravité" : Paul ne précise pas s'il a lui-même tiré ou si "on" lui a tiré dessus. Il euphémise aussi les conséquences des attaques des "rebelles" sur les soldats de l'armée française. Au regard de l'Histoire le témoignage de Paul est ainsi faussé par son parti-pris de rassurer Marthe. Cependant Paul ne peut pas mentir exagérément car son épouse, qui lit la presse, n'aurait bientôt plus aucune confiance en lui. En somme, la vraie valeur de son témoignage tient à ce qu'il dit et laisse entendre de la stratégie d'un couple pour survivre à la guerre. 
4) - "l'Italie" : c'est précisément ce jour-même, le 23 mai 1915, que l'Italie rejoint le camp des Alliés.
5) - "guerre de 1870-71" :  défaite française, victoire prussienne, constitution du Reich allemand...
6) - "Napoléon 1er" : par cette référence négative Paul s'exprime non pas à la manière d'un francophobe mais comme un historien impartial ou un partisan de la République française.
7) - "l'Angleterre" : la rumeur se répand à partir du printemps 1915 à partir de plusieurs milieux occidentaux (pacifistes, socialistes, partisans d'une Société des Nations) ainsi que de la propagande pro-allemande, que l'Angleterre chercherait à faire s'affronter durablement la France et l'Allemagne pour qu'elles en meurent et lui laissent la première place en Europe. 

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