lundi 8 juin 2015

Lettre du 09.06.1915

Portrait de la princesse de Prusse en 1908, par Philippe de Laszlo (Wikipédia)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Juin 1915

Chérie,

  Je viens de recevoir ta lettre du 31 Mai, ainsi que les 2 journaux (Temps (1) et Journal) dont je te remercie. Que tu te fais du mauvais sang où il n’y a pas du tout lieu de s’alarmer ! Pourquoi veux-tu que je ne te dise pas s’il m’arrivait un accident ? A qui devrais-je le dire sinon à toi ? Sans doute mes lettres depuis le 21 Mai ont dû te rassurer, d’autant plus qu’elles se succédaient de très près et régulièrement. Quoi qu’il en soit, je me porte bien, je n’ai jamais été blessé et je suis revenu sain et sauf du convoi de ravitaillement (2) de Bou Lazeraf.
Je te retourne sous ce pli les coupures contenues dans ton avant-dernière lettre ainsi que celles sur la Kronprinzessin (3). A vrai dire j’ai peu de confiance en cette dernière information. Voilà une femme qui a mis une demi-douzaine de gosses (4) au monde et elle devait s’en aller par Wilhelmshafen (5)? Enfin, dieu sait quand on saura la vérité exacte sur tout ce qui se passe en ce moment en Allemagne ! Tu te feras encore sans doute du mauvais sang au sujet de la retraite des Russes de Przemysl (6). Les journaux en ont parlé trop long pour que j’y revienne encore, mais je crois toujours que la décision tombera assez promptement sur le front occidental, c.à.d. en France ou en Belgique. As-tu lu sur le Journal l’histoire de la maison E. Possehl (7) que j’ai visitée en son temps à Lübeck ? Le sénateur Possehl passait pour être un ami intime du Kaiser !
Tu as donc revu Mme L. (8)! Et elle n’a même pas insisté pour voir notre nouvel (du moins pour elle) appartement ? Renée (9) est sans doute devenue une vraie jeune fille depuis le temps que tu ne l’avais pas vue ? Et comment se fait-il que ses parents la font entrer maintenant aux contributions indirectes, alors que primitivement elle devait faire une institutrice ? Je ne vois pas pourquoi tu as besoin de renoncer à tes promenades au Parc avec les enfants. Si tu restes froide vis-à-vis de Mme L. elle n’insistera sans doute pas bien longtemps.
Aujourd’hui on nous a, pour la première fois, servi un apéritif : avant le repas de midi chacun reçoit 2 pastilles de quinine et 1/4 d’eau, mesure préventive contre la fièvre.
Lis-tu maintenant souvent le Temps ? L’article sur l’activité du nouveau cabinet britannique a dû t’édifier sur le but du changement survenu au Ministère en Angleterre (10).
La petite Alice doit bien commencer à parler aussi ? Et Georges tient sans doute de longs discours ? J’ai trouvé un joli sac à main pour Suzanne, sac marocain authentique et qui lui ferait certainement beaucoup de plaisir. Mais malgré toutes mes recherches je n’ai pas pu dénicher une petite boîte pour l’emballer. Je vais continuer mes recherches mais je crains que je ne sois pas plus heureux.
As-tu encore des nouvelles de Mme Penhoat ? Elle vit, paraît-il, chez ses parents dans la banlieue de Paris où elle vient tous les jours voir s’il y a du courrier.
Ah oui bon dieu si cette guerre était seulement terminée pour qu’on puisse voir un peu clair quant à l’avenir. Car voilà bientôt 10 1/2 mois que cela dure sans qu’on voie encore approcher le grand dénouement.
Tu ne m’as pas encore dit si Hélène est toujours restée la même, c.à.d. aussi dévouée qu’avant ?
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs caresses.
           
                                                 Paul

Le bonjour à Hélène.

Notes (François Beautier)
1) - "Le Temps" : quotidien parisien, publié de 1861 à 1944, réputé très sérieux, ouvert sur le monde et proche du patronat libéral. En 1914 il tirait à 30 000 exemplaires. Accusé de collaboration à la Libération (en 1944) il fut réquisitionné au profit du nouveau quotidien Le Monde qui conserva beaucoup de ses traits distinctifs.  
2) - "convoi de ravitaillement" : Paul substitue au mot "colonne" (qui angoisserait Marthe) celui de "convoi", qu'il pense moins anxiogène. Mais il s'agit toujours de pénétrer en zone "rebelle".
3) - "la Kronprinzessin" : il s'agit de Cécilie Augusta Marie de Mecklembourg-Schwerin, devenue princesse de Prusse par son mariage avec le prince héritier Guillaume de Hohenzollern, fils de l'Empereur Guillaume II.  
4) - "gosses" : en 1915 elle avait 5 enfants.
5) - "Wilhelmshafen" : grand port allemand où mouille alors habituellement le yacht personnel de l'Empereur Guillaume II. Parmi les rumeurs antigermaniques répandues au printemps 1915, l'une dit que la Princesse héritière aurait secrètement quitté l'Allemagne par ce port, parce que l'Empereur, craignant pour la vie de ses petits-enfants, les aurait fait évacuer avec leur mère en gardant près de lui son propre fils le Kronprinz pour lui faire diriger la défense du Reich. La rumeur évoquée ici semble se référer au fait que le Kronprinz trompait son épouse. 
6) - "Przemysl" : prise en mars 1915 par les Russes au prix de lourdes pertes, cette forteresse allemande fut soudainement reprise le 4 juin 1915 après un très court siège allemand commencé le 16 mai.
7) - "maison E. Possehl" : Emil Possehl (1850-1919), sénateur de la ville de Lübeck (Allemagne du Nord), propriétaire d'une grande entreprise commerciale, actionnaire majoritaire de la Compagnie suédoise des mines de fer de Grangesberg, fut arrêté en Allemagne, en mai 1915, au motif prétexte de haute haute trahison qui permit opportunément au gouvernement de saisir ses biens, de prendre le contrôle de ses mines et de s'assurer la livraison de leur produit. Après guerre, E. Possehl fut rétabli dans ses droits et largement honoré : une école, un navire, une fondation ... portent depuis lors son nom. 
8) - "Mme L." : Mme Ledouarec.
9) - "Renée" : vraisemblablement fille de Mme Ledouarec.
10) - "en Angleterre" : l'échec de la campagne de Gallipoli en Turquie provoqua la chute du gouvernement du Royaume-Uni le 25 mai 1915. Sous la pression du Parlement et le contrôle du Roi Georges V, le Premier ministre libéral Herbert Henry Asquith (en poste de 1908 à 1916), forma un cabinet d'Union nationale en faisant appel pour la première fois à des personnalités travaillistes, et en remplaçant notamment le libéral Ministre de la Marine - le "Lord High Admiral" - Winston Churchill, concepteur de l'expédition des Dardanelles, par le leader conservateur Arthur James Balfour. Le fait que ce gouvernement coalise tous les courants politiques du Royaume-Uni pouvait peut-être rassurer Marthe sur l'impossibilité d'en faire dorénavant l'instrument du prétendu complot contre l'Allemagne et la France précédemment dénoncé par la rumeur.



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